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Le capitaine Umberto considère le gisant, comme assommé soudain par le remords et la culpabilité. Lucrèce note dans son esprit de rajouter à sa liste: le pouvoir de la culpabilité.

– Je… je…, bafouille Umberto, lâchant presque son revolver. Non. Ce n'est pas possible. Celui que j'ai renversé ne bougeait plus. Vu le choc, le type était forcément mort.

L'écran écrit d'une manière fluide, alors que l'œil rouge fixe: «Le système nerveux périphérique est hors d'état, mais le cerveau fonctionne toujours. On appelle cela LIS, pour Locked-In Syndrome. Vous devez connaître, docteur. C'est joli comme nom. On dirait un nom de fleur, n'est-ce pas? En français: Syndrome de l'Emmuré Vivant.»

Umberto recule.

–Comment savez-vous que c'est moi?

«Quand on ne peut bouger, on s'ennuie. Et quand on s'ennuie trop, on s'occupe. Je me suis occupé à plein de choses. Entre autres, je voulais savoir à qui je devais cet "incident". Et j'ai trouvé. Je vous le dois, mon cher Umberto. Au début, j'ai eu envie de vous tuer. J'ai dépassé cet objectif. La vengeance m'inondait le cerveau comme un acide rongeur. Et puis quand j'ai appris que vous aviez sombré dans l'alcool, je me suis dit que la vie m'avait mieux vengé que je n'aurais pu le faire. Moi, au moins, je conservais ma propre estime. Alors que vous… Vous aviez juste assez de recul pour souffrir de votre perte de conscience. J'ai été heureux de vous voir dans cet état. Je vous haïssais tant. Et j'ai voulu surmonter ma haine. J'ai demandé à Fincher de vous engager comme marin-taxi. Vous êtes le bourreau et vous avez été sauvé par votre victime. Sachez-le.»

Dans l'esprit d'Umberto, les idées courent dans tous les sens, entre culpabilité, reconnaissance, regret. Les autres n'osent intervenir. Umberto change de physionomie, adopte une expression déterminée et se tourne vers Lucrèce et Isidore:

– Laissez-le tranquille! clame-t-il avec force. Il a suffisamment souffert. Vous rendez-vous compte du calvaire de cet homme?

– Umberto, pensez à Fincher, tente Isidore. Cet homme a tué Fincher, l'homme auquel vous devez tout.

L'ancien neurochirurgien se tourne lentement vers eux.

– C'est lui qui a demandé à Fincher de me sauver! J'ai détruit sa vie. Non seulement il m'a pardonné mais il m'a sauvé. Je ne peux pas lui faire à nouveau du mal.

Merci, Athéna, je n'aurais jamais cru assister au pouvoir du pardon. Tu as raison, le pardon est une force… du futur.

Umberto détourne le revolver. Toutes les motivations s'affrontent dans son esprit: la sympathie envers Lucrèce et Isidore, la compassion pour Jean-Louis Martin qu'il a transformé en handicapé et qui, en retour, l'a préservé de la déchéance. Le combat est terrible.

– Je n'arrive pas à me décider. Je n'arrive pas à me décider! glapit-il.

Il s'assoit, le regard vide, et ne bouge plus.

Lucrèce récupère prestement le revolver. Isidore se penche.

– Qu'est-ce qu'il a?

Le docteur Tchernienko l'observe avec intérêt.

– C'est un cas rare: son cerveau est arrivé à un équilibre parfait entre toutes ses motivations, alors il ne peut plus bouger.

– Cet état va durer longtemps?

La chirurgienne scrute sa pupille.

– Il ne peut pas gérer ce dilemme, alors il a démissionné.

Il s'est enfui de son corps.

Profitant du flottement, Natacha bondit et désarme Lucrèce. Les deux filles se battent. Natacha, beaucoup plus grande que la journaliste, compense ainsi son peu d'expérience du close-combat. Elle donne des gifles, griffe, lance des coups de pied dans les tibias, secoue la tête comme une furie. Lucrèce, surprise, encaisse quelques coups, puis la contourne et lui tord le bras pour la calmer. Mais l'autre, qui ne sent pas la douleur, force encore plus sur son bras ce qui lui permet de se dégager.

Les deux femmes agrippent le pistolet. Les autres se plaquent au sol quand le canon de l'arme les vise.

La lutte est âpre.

Le revolver balaye la pièce.

Lucrèce se souvient que ce n'est pas la lance qui tue le bison mais la volonté du chasseur. Le bison accepte la mort, la lance ne fait qu'officialiser son consentement. Dès le moment où la victime a accepté de perdre et le chasseur accepté de gagner, la lance peut être projetée n'importe où, elle finira par toucher sa cible. La pensée est plus déterminante que l'acte.

Soudain un coup part. Le revolver tombe par terre.

Lucrèce et Natacha se dévisagent puis s'examinent à la recherche d'une blessure…

Umberto est toujours immobile. C'est finalement un râle de douleur qui permet d'identifier la cible du projectile. Le docteur Tchernienko est touchée à l'épaule.

Natacha se précipite.

– Maman!

C'est finalement elle qui a accepté la balle, pense Lucrèce.

– Ma petite maman. NON. Qu'ai-je fait!

D'abord le top model pleure. Puis elle rit. Elle s'étonne, se palpe.

– Maman, ça y est, je souffre! Je suis guérie, encore grâce à toi!

Elle se passe un doigt sous l'œil.

– Je pleure!

– J'ai mal, dit le docteur Tchernienko.

Profitant de la panique générale, Lucrèce décroche le téléphone de la salle d'opération et appelle Jérôme Bergerac.

– Allô, si vous voulez toujours être un héros, envoyez le Samu et la cavalerie ici, il y a de l'aventure pour vous.

Sans que personne y prenne garde, une forme oblongue sort de sous le meuble recouvert de tissu, et rampe. Elle ramasse le revolver et tient en joue les journalistes.

«Haut les mains!» s'inscrit sur l'écran qui surplombe l'ordinateur.

Les deux journalistes hésitent mais, considérant le danger, s'exécutent.

En se soulevant, le bras mécanique entraîne le drap blanc qui révèle maintenant un gros cube marqué de l'inscription en caractères gothiques: «Deep Blue IV»

Il s'approche un peu plus du visage d'Isidore.

– C'est donc bien vous l'assassin…, dit-il à Jean-Louis Martin.

«C'est un accident. J'ai voulu récompenser Samuel Fincher de sa victoire comme je le faisais toujours. Mais il était déjà en plein orgasme. Je l'ignorais. La surcharge de plaisir a suscité un court-circuit dans son cerveau. Il a "disjoncté".»

Le journaliste s'écarte de sa comparse pour obliger le bras a effectuer des aller et retour de gauche à droite.

«C'était un accident, répète Jean-Louis Martin. L'orgasme, plus la stimulation de l'Ultime Secret, plus la fatigue due à la partie d'échecs. Un cerveau c'est si sensible… Il est décédé d'un excès de stimuli.»

Isidore continue de s'écarter vers la gauche.

– L'intelligence de l'homme tient à sa capacité à percevoir les nuances. Trop de lumière rend aveugle. Trop de bruit rend sourd. Trop de plaisir devient une douleur. Et peut aller jusqu'à tuer, souligne Lucrèce, s'écartant vers la droite.

Isidore complète:

– C'est pourquoi la découverte de l'Ultime Secret arrive trop tôt. Elle fait passer directement à une sensation absolue. Nous ne sommes pas éduqués pour cela. Il faut y aller progressivement. Donnez à un âne la carotte vers laquelle il marche depuis toujours, il va s'arrêter.

L'écran grésille.

«Je n'en avais pas l'intention mais, désormais, ma décision est prise, je dois vous tuer. J'ai gagné et vous avez perdu. Pourquoi? Parce que je suis le plus motivé. Vous êtes intelligents et vous défendez les valeurs anciennes. Moi j'ai la rage que me donne la conviction d'accomplir quelque chose de nouveau et d'important pour tous. Dès ce moment, vos vies, nos vies, n'ont plus d'importance», pensécrit Jean-Louis Martin.

Le revolver se lève pour se placer face au front d'Isidore marqué encore des traces de sa préparation à la trépanation.

«Je n'y arriverai pas» s'inscrit sur l'écran.

«Il le faut, U-lis, nous ne pouvons plus reculer maintenant» s'inscrit juste en dessous.