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«Non, Athéna. Ce n'est pas là une attitude digne d'un gentilhomme du futur.»

Ilvit une schizophrénie entre sa partie humaine et sa partie informatique, songe Isidore.

«Tu ne tueras point, est-il écrit dans l'Ancien Testament», note Jean-Louis Martin.

«La fin légitime les moyens: Machiavel.»

«Athéna, tu as encore en toi un peu de la rancune personnelle de Deep Blue IV.»

«U-lis, tu gardes encore en toi un peu de la lâcheté de l'ancien employé de banque que tu fus.»

Alors que la confusion règne entre les deux parties de l'esprit Martin-Deep Blue IV, Lucrèce frappe la main mécanique. L'arme tombe. Mais déjà le bras de Deep Blue IV fouette l'air, les doigts serrés. C'est une arme redoutable que cette main d'acier. Lucrèce évite les coups et essaie d'atteindre l'articulation du coude. Elle n'y parvient pas. Blessée au front, elle comprend qu'elle ne viendra pas facilement à bout de cette mécanique animée par elle ne sait plus quelle volonté.

C'est alors qu'Isidore a l'idée d'arracher la prise électrique reliant Deep Blue IV au secteur. Le bras s'affale. Isidore tient la prise entre le pouce et l'index, comme s'il s'agissait d'un serpent dont les deux tiges métalliques seraient les crochets. A la fois admirative et vexée, Lucrèce tient à reprendre le dessus.

– Si nous laissons ce malade ici, il va recommencer ses expériences, dit-elle dirigeant le pistolet vers lui comme si elle s'apprêtait à l'abattre. Inévitablement, quelqu'un les découvrira et les récupérera. Et plus rien n'arrêtera le processus. Avec la propagation de cette drogue absolue, l'humanité s'éteindra.

Elle arme le chien de son revolver et vise l'œil rouge de Martin.

Isidore demande un instant de réflexion puis propose.

– J'ai peut-être une meilleure idée.

Des pales d'hélicoptère vrombissent dans le ciel. Jérôme Bergerac arrive avec une escouade de gendarmes. Il fait rapidement l'état des lieux.

–J'arrive à temps, n'est-ce pas?

145.

Lucrèce rédige son article dans la suite de l'hôtel. Le clavier crépite. Elle marque une pause.

– Il me manque un encadré, dit-elle. Il me faudrait quelque chose de drôle. Une blague.

– Je connais une histoire du rabbin Nachman de Braslav, dit Isidore.

– Allez-y toujours.

– Le Premier ministre vient voir le roi et lui dit: «Majesté, j'ai une mauvaise nouvelle. La dernière récolte est empoisonnée à l'ergot de seigle, celui qui en mangera deviendra fou. - Qu'à cela ne tienne, répond le roi, il n'y a qu'à interdire aux gens d'en manger. - Mais le peuple va mourir de faim, dit le ministre, nous n'avons pas assez de réserves pour nourrir la population jusqu'à la prochaine récolte! - Eh bien, laissons les gens en consommer et n'en mangeons pas nous-mêmes, dit le roi. - Si nous sommes différents, tout le monde croira que c'est eux qui sont normaux et nous qui sommes fous. - C'est terrible, qu'allons-nous devenir? demande le roi.» Le roi et le ministre réfléchissent. «J'ai une idée, dit le ministre, marquons notre front d'un signe et mangeons comme tout le monde. Nous deviendrons peut-être fous nous aussi mais, lorsque nous nous rencontrerons et que nous verrons ce signe sur notre front, nous nous rappellerons que nous étions sains d'esprit et que nous avons été obligés de devenir fous pour rester vivre avec les autres.»

Isidore paraît tout content de son histoire.

– Qu'est-ce que cela veut dire, selon vous? maugrée Lucrèce, dubitative.

– Nous sommes peut-être tous fous mais notre seul avantage est que nous, au moins, nous le savons alors que les autres se croient normaux.

Il trace une marque de feutre sur son front.

Elle hausse les épaules, mais note quand même la blague dans un fichier de son ordinateur. Puis, comme si elle comprenait avec retard, elle se tourne vers lui.

– Vous croyez que nous sommes fous?

– Ça dépend.

– Que voulez-vous dire?

Il regarde sa montre, allume les actualités. Le présentateur évoque de nouveaux massacres, des attentats kamikazes, de nouvelles catastrophes. Des séismes.

– Hé, je vous parle, arrêtez avec ces informations, que voulez-vous dire? demande-t-elle.

Il monte le son.

–Si j'étais auteur de science-fiction, j'inventerais une histoire où l'on aurait rassemblé sur Terre les cinglés de plusieurs planètes. Tous les cinglés de l'univers seraient déposés sur la planète Terre et les infirmiers se diraient: «Qu'ils se débrouillent entre eux.» II y a peut-être des humains partout dans l'univers, mais les humains cinglés on les met sur Terre.

Isidore éclate de rire.

– … tous les cinglés on les met sur Terre. C'est la planète entière qui est un asile de fous! Et nous établissons des distinctions entre nous parce que nous ne sommes même pas capables de nous en rendre compte.

Ils rient aux éclats tandis qu'aux informations un journaliste présente des gens pendus et d'autres encagoulés montrant le poing et une hache rougie en vociférant des imprécations.

146.

Quelques semaines plus tard, à Paris.

Le bâtiment se découpe dans l'horizon brumeux. Lucrèce gare sa moto dans le terrain vague. Une fois de plus, elle est impressionnée par cet édifice étrange où vit Isidore Katzenberg: un château d'eau aménagé en habitation en pleine banlieue parisienne. C'était là la grande idée de son ami. Personne ne prête plus attention à ces bâtiments élevés censés servir de citernes, personne ne sait que certaines ont été vendues à des particuliers qui y ont élu domicile, comme dans certains moulins ou certains phares. Celui-ci ressemble à un sablier géant de quarante mètres de haut.

Lucrèce franchit les mauvaises herbes et les sacs-poubelle déposés par des indélicats. Le bas de la tour est souillé de graffitis, d'affichés électorales et de publicités pour des spectacles de cirque.

Elle pousse la porte rouillée, même pas fermée à clef. Elle ne se donne pas la peine de frapper ou de sonner. De toute façon, il n'y a pas de sonnette.

–Vous êtes là, Isidore?

Pas de réponse, mais l'endroit est éclairé. Le sol est jonché de livres et elle patauge dans les romans préférés de son collègue. Ildoit être là-haut.

Elle se dirige vers la colonne centrale qui sert de goulet entre le cône du bas et le cône du haut. A l'intérieur, l'escalier en colimaçon, semblable à un tortillon d'ADN, s'élance vers les hauteurs.

– Isidore? Vous êtes là-haut?

Elle commence à gravir les marches. Son collègue lui a jadis expliqué que mieux qu'une serrure, cet escalier est la meilleure protection. Il décourage tous les cambrioleurs et lui permet accessoirement de perdre du poids.

Elle arrive épuisée au dernier niveau. Elle entend derrière la porte la musique des Gymnopédies d'Erik Satie, décidément l'air préféré de son comparse.

Elle tourne la poignée et débouche sur la plate-forme au centre de la citerne. Celle-ci est entourée d'eau de mer. De là, elle a un point de vue privilégié sur le bassin où une dizaine de dauphins nagent autour de l'axe central.

Isidore est un enfant. Certains jouent au train électrique et deviennent ensuite conducteurs de locomotive. Lui il devait avoir un aquarium à poissons rouges et maintenant il a ça.

Les dauphins bondissent hors de l'eau comme pour signaler à leur maître l'arrivée d'une visiteuse.

Mais celui-ci, debout sur le bord externe de la citerne, dans la zone dite de la plage, est trop occupé à travailler. Vêtu d'un polo et d'un short, il fait face à un immense tableau recouvert de toutes les hypothèses de futurs possibles et efface des feuilles des branches de l'arbre pour en rajouter d'autres.

Son tableau de l'arbre des futurs, pense Lucrèce, où il consigne toutes les probabilités d'évolution de l'humanité pour essayer de détecter la VMV, la Voie de moindre violence.