Выбрать главу

Elle prend la passerelle et le rejoint sur sa plage.

– Voilà, dit-elle simplement.

Elle lui tend le dernier exemplaire du Guetteur moderne.

Il s'arrête et regarde le journal, intéressé.

Natacha Andersen s'y étale en maillot de bain sous un titre en grosses lettres rouges: le mystère du cerveau.

Il feuillette et découvre un éditorial sur le cerveau, organe «mystérieux». Puis dans l'ordre: un article sur la chimie du cerveau lors de l'amour, la différence des perceptions de l'hémisphère gauche et de l'hémisphère droit, les phases d'activité du cerveau durant le sommeil, la maladie de Parkinson qui touche les stars Michael J. Fox et Mohammed Ali, la maladie d'Alzheimer qui a frappé Rita Hayworth, un article sur la fuite des cerveaux français attirés par les salaires et les facilités fiscales aux USA, un long article sur l'école des enfants surdoués de Nice, des photos d'un cerveau en coupe obtenues par tomographie à émissions de positrons et, pour finir, deux tests, un sur le QI avec de petites suites logiques dont il faut trouver les prolongements et un test de mémoire avec des listes d'objets qu'il faut répéter sans regarder l'image.

– Nous n'avons enquêté sur aucun de ces sujets! s'étonne Isidore Katzenberg.

Je sais, mais c'est ce que voulait la Thénardier. Et c'est ce que les lecteurs veulent lire. Alors j'ai traduit, recopié et un peu arrangé des vieux articles déjà parus dans la presse américaine. J'ai ajouté quelques trucs trouvés sur Internet.

Vous n'avez pas du tout parlé de notre enquête? Pourtant il y a la photo de Natacha en couverture.

Elle lui décoche un clin d'oeil.

– Je commence à être une vraie professionnelle, Isidore. Qu'est-ce que la Thénardier aurait pu comprendre à notre aventure? Elle ne l'aurait même pas crue.

Isidore dévisage sa comparse. II se demande ce qu'il trouve de si formidable chez cette jeune femme et se dit que c'est son regard espiègle lorsqu'elle parle sérieusement.

–Il paraît même que le numéro se vend très bien, il est en tête des ventes d'hebdos pour la semaine. Ça va me permettre de faire passer les notes de frais un peu exceptionnelles.

Isidore examine le premier article. Les photos déshabillées mais pas nues de Natacha Andersen côtoient les sous-titres: «L'alchimisme du désir» et «Nos hormones gouvernent nos comportements». Dans un coins est inscrit en légende: «La femme la plus belle du monde vivait avec l'homme le plus intelligent.» Nulle part on ne mentionne même le nom de Samuel Fincher.

Les top models c'est peut-être la meilleure manière d'intéresser les gens à la chimie du cerveau, dit-il, un peu déçu malgré tout.

Il imagine déjà les titres des dossiers: «Natacha Andersen vous a fait découvrir la neurologie et, la semaine prochaine, notre grand dossier sur le cancer du sein vous sera présenté par Miss France.»

Isidore ignore le test sur la mémoire.

– De toute façon, si nous avions dit la vérité, notre reportage n'aurait même pas été publié. Que le plaisir guide nos actes, ça fait tout de suite graveleux. Parce que, pour les gens, le plaisir c'est forcément «sale». Rappelez-vous l'enquête sur «Le père de nos pères». Qui était prêt à entendre le résultat

de notre enquête? Il y a des vérités qui gênent.

Isidore considère son arbre des futurs probables de l'humanité.

– Vous avez peut-être raison. Les gens n'aiment pas être dérangés. Ils préfèrent quelque chose de faux mais de vraisemblable à quelque chose de vrai mais qui semble bizarre.

Lucrèce se sert un verre du lait d'amande qui traîne à portée de sa main. Les dauphins se dressent hors de l'eau pour inviter les humains à jouer avec eux, mais les deux journalistes n'y prêtent guère attention.

– Ils ne veulent rien d'exceptionnel. Rien qui les remette en question.) Ils réclament de leurs informateurs des choses faciles à décrypter et qui ressemblent à ce qu'ils connaissent déjà. Ce qu'ils veulent, c'est être rassurés. Nous avions peut-être oublié cette motivation: être rassurés. Ils ont si peur que demain ne soit pas un autre hier.

– Ce n'est pas une vraie motivation, plutôt une sorte de frein à main des existences. Beaucoup roulent avec le frein à main par peur de la vitesse mais ils n'y prennent pas de plaisir, c'est juste de la peur.

Lucrèce approuve la remarque.

– Il paraît que les fœtus sont dotés au départ d'un immense réseau de connexions de neurones. Mais, au fur et à mesure que ces connexions ne sont pas utilisées, elles disparaissent, dit Isidore.

– La fonction fait l'organe, l'absence de fonction défait l'organe, soupire Lucrèce.

– Vous vous imaginez si on réussissait à garder activesdepuis notre prime enfance toutes les connexions? Nous posséderions des possibilités cérébrales décuplées…

– Et c'était quoi votre idée pour mettre Jean-Louis Martin hors d'état de nuire? demande-t-elle soudain.

– J'ai contacté sa femme, Isabelle. Et je lui ai tout expliqué. Elle a consenti à récupérer son époux et à l'installer chez elle en respectant une seule consigne: conserver l'ordinateur mais pas de branchement sur le réseau Internet. De toute façon, il s'est beaucoup calmé. Après l'avoir ramené chez lui, nous avons discuté ensemble. C'est un homme charmant, au fond. Il m'a dit vouloir rédiger un essai sur l'histoire de l'exploration du cerveau et sur les notions de récompense et de punition.

– Mais il a voulu nous tuer!

Isidore a un petit geste nonchalant.

– Comme aux échecs. La partie finie, on se serre la main.

– C'est un assassin!

– Non, il n'a pas tué Fincher. Tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'avoir voulu le récompenser au moment où quelqu'un d'autre le voulait aussi. Ces deux gentillesses simultanées ont fait sauter le fusible de celui qui les recevait. Il n'a jamais eu l'intention de donner la mort. Et puis comment le punir? Le mettre en prison? Soyons raisonnables. Martin n'est pas mauvais. Il est comme nous tous, à la recherche de nouvelles solutions. II voulait sauver le monde, à sa manière. En le motivant. Il n'a pas perçu la portée de ses actes.

Le journaliste scientifique se tourne vers ses dauphins et, ramassant dans un bac quelques harengs, les leur lance bien haut. Les cétacés bondissent pour les intercepter en vol.

– Je crois que Jean-Louis Martin est content de vivre à nouveau auprès des siens. Il leur a pardonné de l'avoir un temps abandonné.

Lucrèce s'assoit dans le transat et sirote son lait d'amande.

– Ulysse a retrouvé sa Pénélope. C'est une jolie histoire d'amour. Et Sainte-Marguerite?

Isidore s'arrête de lancer des harengs.

– C'est redevenu un hôpital comme les autres. La nouvelle administration a «normalisé» les bâtiments. Les murs sont repeints en blanc, les malades passent leurs journées devant la télévision ou à jouer aux cartes en fumant et en prenant leurs calmants.

– Et les systèmes de protection Crazy Security? Ça rapportait de l'argent, il faudrait être débile pour abandonner la meilleure marque du marché à faire du chiffre à l'export!

– Le logo et la marque ont été rachetés par le principal concurrent. Il va en profiter pour récupérer sa clientèle. Mais il fera construire les systèmes dans des usines normales, avec des ouvriers motivés par des salaires.

– Les gens finiront par s'apercevoir que la qualité n'y est plus.

– Ça prend toujours un peu de temps…

– Et les films porno Crazy Sex?

– Pareil. Le nom a été racheté. Les films seront interprétés par des actrices motivées simplement par leurs cachets.

Lucrèce se tourne vers l'arbre des futurs de l'humanité. Elle voit qu'Isidore a inscrit puis barré la possibilité du futur court-circuité par la connaissance de l'Ultime Secret.