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Soudain la musique s'interrompt et Micha annonce:

– Mes amis, nous venons d'apprendre quelque chose de terrible. L'événement s'est produit il y a cinq minutes à peine. Deep Blue V a battu Léonid Kaminsky. Le titre de champion du monde d'échecs retourne donc aux ordinateurs.

Huées dans la salle. Quelques personnes sifflent.

Un instant, Isidore se demande si, par représailles envers les machines, certains ne seront pas tentés de détraquer leur ordinateur de poche ou leur fax.

Micha calme l'assistance.

– Je vous propose une minute de silence en hommage posthume à Samuel Fincher qui nous aura un temps épargné cette humiliation. Que cette défaite nous donne à tous l'envie de nous surpasser pour qu'un jour les machines ne nous dominent pas dans d'autres domaines…

Tout le monde se tait. Lucrèce chuchote tout près du pavillon auditif de son compagnon:

– Deep Blue V a gagné… Je me demande si nous n'avons pas commis une monumentale bêtise.

– Non, c'est comme pour les sportifs dopés. Il faut gagner sans tricher, sinon ça ne compte pas.

La minute écoulée, Micha fait un signe pour que la musique reprenne. Retentit la fin d'Hôtel California. L'orchestre ne recule devant rien pour pousser les danseurs à aller plus loin.

Isidore et Lucrèce s'embrassent durant le riff des deux guitares électriques.

–Je vous…

–Quoi?

Est-ce qu'il pense ce que je pense?

Est-ce qu'elle pense ce que je pense?

–Rien.

Ila failli le dire.

Elle se serre contre lui.

Avec elle je me sens plus fort. Il ne faut pas que j'aie peur d'elle. Pourquoi ai-je toujours éprouvé une méfiance envers les femmes?

Il l'étreint plus fort.

Avec lui je me sens plus forte. Il ne faut pas que j'aie peur de lui. Pourquoi ai-je toujours éprouvé une méfiance envers les hommes?

Elle décide d'entraîner son compagnon hors de la salle Samuel Fincher.

– Où m'emmenez-vous, Lucrèce?

Elle ouvre la porte du MIEL, musée international de l'Epicurisme et du Libertinage, avec son sésame. Ils dépassent la cellule géante, Adam et Eve, Noé, les chemises de nuit et les fourchettes, les portraits des grands philosophes.

Lucrèce entraîne Isidore vers un secteur qu'ils n'avaient pas visité mais qu'elle avait remarqué de loin lors de leur première incursion: un lit à baldaquin surmonté de l'inscription «Lit ayant appartenu à Mozart, où il honorait les chanteuses dans sa chambre secrète avant les représentations».

Elle se hisse sur la pointe des pieds pour réclamer un nouveau baiser. Il n'y répond pas.

– Je dois vous prévenir, dit Isidore, soucieux.

– De quoi?

– Je ne couche jamais le premier jour.

– Nous nous connaissons depuis trois ans!

– C'est la première fois que je vous embrasse vraiment. Donc il m'est impossible d'aller plus loin aujourd'hui.

Il recule, tête baissée.

– Désolé. C'est un principe. Je m'y suis toujours tenu. Et je n'entends pas y déroger. Sinon ce serait trop,…précipité.

Là-dessus, après un petit salut, il s'en va. Elle reste seule dans le musée vide, dépitée. Elle essaie de comprendre. Jamais elle ne s'est fait larguer ainsi! C'est toujours elle qui part la première en lançant généralement des «désolée, tu ne m'amuses plus».

Lucrèce Nemrod est à la fois blessée dans son amour-propre et ravie par le romantisme d'Isidore Katzenberg.

Elle regarde la cellule géante.

Au plus profond de son esprit elle songe…

148.

Il y a:

quinze milliards d'années: création de l'Univers,

cinq milliards d'années: création de la Terre,

trois milliards d'années: apparition de la vie sur Terre,

cinq cents millions d'années: apparition des premiers systèmes nerveux,

trois millions d'années: apparition de l'homme,

deux millions d'années: le cerveau humain conçoit l'outil qui démultiplie son efficacité,

cent trente mille ans: les hommes commencent à peindre sur les murs des événements qui n'existent pas réellement mais qu'ils imaginent lorsqu'ils ferment les yeux,

cinquante ans: le cerveau humain met en place les prémiers programmes d'intelligence artificielle,

cinq ans: les ordinateurs arrivent à raisonner seuls et se présentent donc comme des successeurs possibles de l'humanité au cas où celle-ci disparaîtrait.

Il y a une semaine: Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg empêchent qu'un humain aidé d'un ordinateur ne répande une technique de stimulation du cerveau si agréable que l'humanité aurait pu disparaître en sombrant dans le plaisir.

Il y a cinq minutes: un homme vient de lui dire «non», la laissant frustrée.

L'idée finit par l'obnubiler.

Pour qui il se prend!

Et puis:

Quelle délicatesse. Quelle sensibilité. Quelle psychologie… Elle marche au milieu de toutes ces représentations à la gloire du plaisir.

Finalement c'est lui qui a les plus belles mains de tous les que j'ai rencontrés.

Pour se calmer elle se sert une coupe de Champagne au bar.

Ilronfle.

Elle boit d'un trait.

C'est un esprit brillant. Il est cultivé. Il est libre. Il n 'a pas eu peur de quitter le métier de journaliste pour être complètement libre.

Elle ferme les yeux.

Son baiser…

Elle retourne dans le musée et s'étend sur le lit de Mozart. Elle tire les rideaux et s'endort, déçue et enchantée.

Et elle rêve d'Isidore.

149.

Une main lui caresse le visage. Rêve-t-elle? Elle ouvre les yeux.

C'est Isidore. En vrai.

– Voilà, il est minuit. Ce n'est plus le premier jour. C'est le second, dit-il en souriant.

Elle le fixe de ses immenses yeux vert émeraude, et sourit à son tour, complice.

Sans rien ajouter, il lui prend le menton et l'embrasse.

Lentement, les doigts tremblants, il défait les boutons de la veste chinoise… et contemple la jeune femme.

Derrière l'œiclass="underline" le nerf optique, l'aire visuelle occipitale, le cortex. Des neurones sont activés. Sur toute leur longueur, de minuscules décharges électriques fusent puis lâchent leurs neuromédiateurs aux extrémités. Ils génèrent de la pensée rapide et intense. Des idées galopent, telles des centaines de souris affolées dans l'immense labyrinthe de son cerveau.

En quelques minutes ils sont complètement nus, leurs corps en sueur l'un contre l'autre.

Dans son cerveau à lui, l'hypophyse est surexcitée. Elle relâche un surplus de testostérone qui accélère le coeur pour envoyer du sang partout où cela sera utile.

Dans son cerveau à elle, l'hypothalamus lâche un surplus d'œstrogènes, entraînant une émission d'hormones lactiques qui lui donnent des picotements dans le ventre, à la pointe de ses tétons, et aussi l'envie de pleurer.

Il absorbe chaque image de Lucrèce. Il voudrait pouvoir passer en mode de mémorisation plus forte. Comme si on accélérait le moteur de la caméra pour obtenir plus de vingt-cinq images par seconde, cent, deux cents images qui permettront plus tard, lorsqu'il voudra se remémorer l'instant, d'opérer des ralentis et des arrêts sur image.

La lulibérine, l'œstrogène et la testostérone se mêlent en flots déversés dans les artères, les veines, les veinules. Ils remontent les courants artériels tels des saumons furieux. Les cœurs s'accélèrent. Les souffles aussi. Cela monte, monte.