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En écoutant Nicolas Gabriel de La Reynie, j'ai pu mesurer combien le lieutenant général de police avait été bouleversé en découvrant les relations qu'entretenaient ces Grands du royaume, les plus proches du Roi, avec les sorciers empoisonneurs. Son visage, des années plus tard, en exprimait encore du désarroi.

Lorsqu'il avait fait part au Roi du résultat de ses enquêtes, celui-ci l'avait écouté en silence, mais, quelques jours plus tard, La Reynie recevait une Instruction qui le plongea dans les tourments :

« Mon intention est que vous ayez à procéder au plus tôt aux interrogatoires, avait dicté Sa Majesté, et à faire écrire sur des feuilles séparées les réponses que chacun desdits prisonniers vous fera, pour en être ensuite usé selon et ainsi qu'il sera par moi-même décidé. »

La Reynie ne m'a pas caché qu'il avait aussitôt compris que le Roi voulait soustraire aux juges les personnes qui lui étaient les plus proches. Et qu'un jour ces « feuilles séparées » seraient détruites par le souverain afin que toutes ces affaires de poisons ne laissent plus aucune trace.

Mais Nicolas Gabriel de La Reynie était un homme scrupuleux. Mazarin avait fait de lui un maître des requêtes. Colbert l'avait chargé d'étudier les « matières de police » et, le 15 mars 1667, le Parlement de Paris avait enregistré l'édit créant la charge de lieutenance de police, qui lui était confiée.

J'ai pu juger de l'action de La Reynie. Il fit paver, nettoyer, éclairer les rues. On put y circuler sans craindre à chaque pas d'être détroussé, voire égorgé. De place en place, il fit installer des fontaines, et amarrer des pompes au pont Notre-Dame. Il fit surtout oeuvre de police, envoyant les soldats du guet rue Neuve-Saint-Sauveur et rue Saint-Denis disperser cette « cour des miracles » où se rassemblaient gueux et filous, prostituées et déserteurs.

Il parlait de ses actions avec une grave modestie et, au fil des années, j'ai vu son visage s'épaissir, sa silhouette se voûter, comme s'il prenait conscience de l'impossibilité où il se trouvait de mener sa tâche à son terme.

Il envoyait aux galères ou faisait pendre au gibet les coupeurs de bourses et autres coquillards de la cour des miracles, mais d'autres surgissaient comme la mauvaise herbe entre les pavés.

– Je suis celui qui voit l'envers des choses, me confiait-il parfois alors que j'évoquais la cour de Versailles où il se rendait peu, ne se mêlant jamais à la tourbe des courtisans, mais voyant le Roi en tête à tête.

Il devina les intentions du souverain et décida donc d'accomplir cet acte de désobéissance, presque une rébellion. Il fit copie des « feuilles séparées » soustraites aux juges de la Chambre ardente. Et il me les communiqua aux premiers jours du mois de janvier 1709, alors que les sujets du Roi grelottaient, mouraient de froid et de disette, s'ameutaient pour attaquer les rares convois de grain.

Nicolas Gabriel de La Reynie était alors un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, toujours vigoureux et actif. Mais ce fils d'un conseiller du Roi, cet ancien lieutenant de Guyenne, peut-être habité en son grand âge par le besoin de mettre sa vie en harmonie avec sa foi avant de paraître devant Dieu, voulait laisser témoignage de cet « envers des choses » que Louis XIV désirait au contraire dissimuler à jamais. La Reynie me communiqua ainsi les copies des documents de la Chambre ardente comme on transmet, en confession, le secret d'une vie.

Et je lui prêtai serment de n'en point faire état avant sa mort.

J'ai tenu ma promesse, je peux aujourd'hui, Illustrissimes Seigneuries, vous faire parvenir cette Relation particulière afin que, dans Votre Sagesse, vous jugiez de l'usage qu'il convient d'en faire.

Peut-être serait-il bien que les rois de France sachent qu'il n'existe pas de secret qui ne puisse être dévoilé ?

III.

« Les enfants donnés au diable »

Je dois, Illustrissimes Seigneuries, ajouter quelques souvenirs et mon témoignage à la Relation particulière que j'ai élaborée à partir des copies de documents que m'a remises Nicolas Gabriel de La Reynie.

Au cours des nombreuses conversations que nous avons eues au fil des années, le lieutenant général de police, sans rien me révéler, m'a fait comprendre qu'il découvrait chaque jour de multiples ramifications à ce qu'il avait cru n'être d'abord qu'une sordide affaire de poisons.

La voix grave, la tête baissée, comme accablé, il me répétait qu'il s'agissait d'une entreprise criminelle qui menaçait le royaume.

Mais il ne répondait à aucune des questions que je lui posais.

S'agissait-il d'un complot, d'une cabale visant le Roi, comme le pays en avait connu au temps des guerres de Religion et durant la Fronde ?

Il soupirait, parlait de sacrilèges, quelquefois aussi de crimes de lèse-majesté.

Mais quand je l'interrogeais, lui demandant si l'on avait voulu tuer le Roi, il s'exclamait avec une sorte d'effroi dans la voix :

– Ne dites jamais cela ! Prononcer de tels mots, Visconti, c'est déjà attenter à la personne du Roi, et vous savez qu'elle est sacrée !

J'avais constaté pourtant qu'en ces années-là, autour de 1680, alors que jamais la puissance du Roi et sa gloire n'avaient été aussi grandes et aussi rayonnantes, l'atmosphère à la Cour était sombre, comme si chaque courtisan, plus encore qu'à l'accoutumée, restait sur ses gardes, veillant à ne jamais parler à proximité de l'un de ces innombrables laquais dont on savait qu'ils avaient pour mission de recueillir tous les propos et de les rapporter.

Mais certains me chuchotaient qu'il y avait des « faits particuliers » dans ces affaires d'empoisonnements, et ils ajoutaient qu'il fallait renvoyer cette Chambre ardente, sans jamais me préciser cependant ce qu'ils entendaient au juste par « faits particuliers ».

Illustrissimes Seigneuries, vous les découvrirez dans cette Relation particulière.

Nicolas Gabriel de La Reynie paraissait ne pas comprendre, quand je lui rapportais ces propos des courtisans.

Il semblait vouloir, par une profusion inattendue de phrases, me faire oublier ce que j'avais entendu rapporter à la Cour.

Au fur et à mesure qu'il parlait, l'émotion le gagnait et, cependant, il n'établissait aucun lien entre ce qu'il évoquait et les « affaires de poisons » sur lesquelles il enquêtait.

– Les impiétés, disait-il, les sacrilèges, les abominations sont pratiqués partout. Ils sont communs à Paris, à la campagne et dans les provinces.

Il évoquait les messes noires, les femmes au corps dénudé servant d'autel, la « compagnie charnelle » et les scènes de débauche qui accompagnaient ces cérémonies diaboliques, leur moment le plus intense, quand les femmes se livraient aux prêtres qui invoquaient le diable.

Puis, d'une voix étranglée, il me parlait tout à coup des enfants abandonnés qui disparaissaient, des femmes qui vendaient leurs nouveau-nés ou les foetus dont les faiseuses d'anges les avaient délivrées.

Je me souviens qu'à Paris, au mois de septembre 1676, des femmes s'étaient rassemblées dans les rues, criant qu'on enlevait les enfants pour les égorger. J'avais cru qu'il s'agissait d'une de ces rumeurs qui soulèvent le peuple mais qui n'ont aucun fondement, sinon la peur. Or Nicolas Gabriel de La Reynie me confiait que des mères donnaient bel et bien « leurs enfants au diable », ou bien on les leur arrachait à cette fin.

Un prêtre, Guibourg, avait ainsi sacrifié au cours de messes noires quatre des sept enfants qu'il avait eus d'une pauvre femme, pour arroser de leur sang l'hostie ainsi consacrée et qu'il dédiait aux divinités de l'amour. Et ce pour favoriser les désirs d'une femme dont jamais Nicolas Gabriel de La Reynie n'avait prononcé le nom.