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Questionnant à nouveau la demoiselle La Grange, le lieutenant général de police s'entendit répondre qu'en effet « ceux qui veulent mettre de la poudre blanche sur la serviette de qui vous savez, ceux qui peuvent avoir ce malheureux dessein, sont capables d'aller plus loin ».

Pourtant, la demoiselle La Grange ne reconnut pas avoir inspiré ce billet, prétendant que seules des visions lui faisaient connaître les « projets criminels ».

Poursuivant son enquête, La Reynie apprit de ses espions qui surveillaient les herboristes, les apothicaires et autres personnes faisant commerce de drogues, que jamais autant de devineresses, de femmes sans aveu n'avaient acheté autant de poudre, de venin de crapauds et de serpents.

On lui dit qu'il se murmurait qu'on pouvait tuer en effet en répandant de la poudre d'arsenic ou d'autres poisons sur les vêtements, les chemises, à l'intérieur des gants, en tapissant les assiettes et les bols. Que des maris avaient ainsi été empoisonnés, le bas de leur chemise de nuit enduit de poudres, leurs cuisses se couvrant d'ulcères, leur bas-ventre et leur sexe rongés, leurs épouses prétendant qu'ils étaient atteints du mal honteux que donnent les fornications adultères avec des femmes de la lie du peuple. Et le mari se mourait, couvert d'opprobre.

La Reynie ne l'avoue pas, mais j'ai perçu, en le lisant, son effroi.

Une maîtresse du Roi était-elle capable d'un tel projet régicide pour se venger d'avoir été rejetée ?

Quelle était la part de la demoiselle La Grange dans ces projets ?

Il apprit qu'à la prison du Châtelet où, avant d'être enfermée à la Bastille, la demoiselle La Grange avait été détenue, l'une des acheteuses de venins et de poisons, une femme au corps difforme, ivrognesse et gueularde, Marie Bosse, était venue visiter à plusieurs reprises la prisonnière.

Et les espions du lieutenant général de police qui surveillaient cette sorcière rapportèrent qu'en ripaillant chez une femme Vigoureux, elle aussi devineresse, la Bosse avait déclaré de sa voix éraillée de poissarde :

– Quel beau métier, quelle clientèle ! Je ne vois chez moi que duchesses, marquises, princes et seigneurs ! Encore trois empoisonnements et je me retire fortune faite !

Il m'a semblé que la main de Nicolas Gabriel de La Reynie tremblait lorsqu'il écrivit que « la Bosse avait relation sur le fait de poison avec la demoiselle La Grange ». Lorsqu'il rappela que la marquise de Brinvilliers, comme la demoiselle La Grange, et comme la Bosse, avaient évoqué les « gens de condition » qui faisaient commerce de poisons, ou bien parlé du crime de lèse-majesté, ou mentionné les duchesses, marquises, princes et seigneurs qui rendaient visite aux devineresses et aux faiseurs de drogues. Et lorsqu'il avait conclu qu'il y avait bien en effet, entre des criminelles, le chevalier Louis de Vanens et le banquier Cadelan, des liens – peut-être ceux d'un complot visant la personne du Roi.

En outre, La Reynie apprend que la demoiselle La Grange, en compagnie de la devineresse la Bosse, est allée fouiller, peu après l'emprisonnement de Fouquet, la propriété de l'un des financiers qui soutenaient le surintendant.

Là, le financier était censé avoir enfoui une partie de sa fortune pour la dissimuler aux agents du Roi et de Colbert chargés de la lui confisquer.

Les deux femmes étaient revenues bredouilles.

Mais leur initiative montrait que La Grange n'était pas seulement une criminelle commune, mais un maillon de cette toile d'empoisonneurs, de faux-monnayeurs, d'alchimistes vendant leurs services aux Grands qui entendaient venger Fouquet, empoisonner le duc de Savoie et, pis encore, tuer Sa Majesté le roi de France.

Le 4 janvier 1679, La Reynie fit arrêter la femme Bosse. On s'empara d'elle alors qu'elle était couchée côte à côte avec ses deux fils et sa fille dans le seul lit de leur logis, rue du Grand-Huleu.

On décida de garder secrète cette arrestation et de ne point dévoiler par un procès les liens qui unissaient la demoiselle La Grange, l'abbé Nail et les autres emprisonnés, à commencer par la Bosse.

Et c'est dans l'indifférence générale, comme s'il ne s'était agi que de châtier deux criminels complices dans l'empoisonnement d'un vieil avocat fortuné qu'ils voulaient dépouiller, qu'on pendit en place de Grève la demoiselle La Grange et l'abbé Nail, un soir de février 1679.

VI.

Au bord du grand secret

J'ai relu, Illustrissimes Seigneuries, les Relations que je vous adressai en cette année 1679 qui vit pendre la demoiselle La Grange et l'abbé Nail.

J'y évoquais le traité de Nimègue et de Saint-Germain, l'alliance qui se nouait entre le grand électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, et le roi de France.

Je prévoyais que la destruction de tous les châteaux d'Alsace par les troupes de Louis XIV allait conduire à la « réunion » de cette province au royaume de France.

J'ai l'orgueil de penser, Illustrissimes Seigneuries, que je ne m'étais point trompé.

Et cependant, aujourd'hui, trente ans plus tard, sachant ce que j'ai appris à la lecture des copies des documents de Nicolas Gabriel de La Reynie, je n'écrirais pas les mêmes Relations.

L'année 1679 telle que je la vois aujourd'hui a deux faces.

L'une, glorieuse et militaire, révélant la puissance du Roi-Soleil, l'empreinte de son royaume sur toute l'Europe, de Strasbourg à Nimègue, des Pyrénées au Brandebourg.

Et l'autre face, drapée de noir, éclairée seulement par des flambeaux et des torches, comme l'est la salle à demi obscure située dans les bâtiments de l'Arsenal, à quelques pas de la Bastille.

C'est là que se réunit la Chambre ardente dont Louis XIV vient de décréter la constitution afin que les juges qui la composent puissent enquêter sur les affaires de poisons et juger les empoisonneurs.

C'est aussi l'année où je devins l'ami du lieutenant général de police.

La Reynie était un homme de plus en plus tourmenté par ce qu'il découvrait, donc de plus en plus écrasé par les responsabilités de sa charge.

Il avait la tâche de démasquer les complots qui se tramaient contre le Roi.

Il devait enfoncer le plus profondément possible, dans ces tumeurs, le glaive de la justice.

Et, en même temps, il devait garder le secret absolu sur ce qu'il apprenait.

Lorsqu'il s'installait en face de moi, une ou deux fois par semaine, il ne s'apprêtait pas à me confier l'état de ses enquêtes. Et je n'avais pas le mauvais goût de tenter de lui soutirer des informations.

Il lui suffisait de pouvoir me montrer, sans que je songe à en tirer avantage, sa fatigue, ses doutes et jusqu'à son effarement, son désarroi.

Il me disait alors :

– Le royaume est gangrené.

Il murmurait plusieurs fois cette phrase, ajoutant :

– Qui le sait ? Qui le voit ? Qui ose sonder les marécages ?

Il se taisait puis reprenait :

– Leurs eaux croupissent aussi là où l'on n'imagine trouver que grandeur, honneur et vertu.

– À la Cour ? demandais-je.

Il me répondait d'un hochement de tête avant de dire :

– À la Cour, dans l'antichambre et même dans la chambre du Roi.

Il se levait aussitôt après, comme honteux et effaré par ce qu'il m'avait révélé de sa réflexion.

Mais, avant de partir, il ajoutait :

– Le Roi est sacré. Le Roi est l'élu de Dieu. Je le sers de toutes mes forces.

Mais je ne pouvais oublier les « marécages » pestilentiels qu'il m'avait fait entrevoir.

C'est cet état du royaume de France, ce grouillement de superstitions, de cabales, d'intrigues, ces cérémonies noires, sataniques, ces nouveau-nés égorgés, ce premier sang menstruel des jeunes vierges recueilli dans des fioles pour être utilisé à la composition de philtres, ces sacrilèges et ces rites païens, que j'aurais dû aussi consigner dans mes Relations d'alors.