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Mais je n'étais qu'un jeune ambassadeur croyant encore que la vie d'un royaume se lit tout entière dans les traités qu'il signe et les actions militaires qu'il entreprend.

Je veux aujourd'hui, dans cette Relation particulière, rétablir ce qui se passait aussi dans le royaume du Roi-Soleil.

Il me suffit de suivre et d'éclairer les copies des documents que m'a remises Nicolas Gabriel de La Reynie.

Les lisant, le sens des vagues propos qu'il m'avait tenus se dévoila.

Il m'avait dit qu'il se sentait souvent comme un homme cherchant à dévider une pelote aux nombreux fils embrouillés afin de reconstituer la trame du tissu d'où ils provenaient, et qui, s'il réussissait dans sa tâche, pourrait recomposer les figures que ces fils avaient représentées.

Le premier fil était celui de la marquise de Brinvilliers.

Le second, celui de la demoiselle La Grange et de l'abbé Nail.

Le troisième, celui du chevalier Louis de Vanens.

Le dernier, celui de la devineresse et sorcière la Bosse.

Mais chacun des fils – cela aussi, il me l'avait dit – était en fait une torsade de brins innombrables correspondant chacun à autant de personnages.

Ainsi Louis de Vanens était associé au banquier Cadelan, à un certain Galaup de Chasteuil, alchimiste, aux époux Bachimont, eux aussi impliqués dans la fabrication de poisons et de drogues.

Et cette petite pelote-là était soupçonnée d'avoir empoisonné le duc de Savoie, sans doute selon le procédé consistant à imbiber d'arsenic et autres poudres corrosives une chemise qu'on lui passait au moment où, revenant en sueur de la chasse, il souhaitait se changer.

Et quelques jours plus tard il était mort plongé dans une fièvre échevelée.

Or ce monde-là, bientôt emprisonné par La Reynie, se trouvait rattaché à la demoiselle La Grange, puisque les uns et les autres connaissaient la vendeuse de drogues, la devineresse, l'ivrognesse la Bosse.

Celle-ci était aussi un fil aux mille brins.

Elle, d'abord : arrêtée, elle reconnut qu'elle avait fourni en « poudre de succession » des dames de condition.

Ainsi cette jeune épouse d'un vieux maître des Eaux et Forêts de Champagne qui voulait se débarrasser de son barbon de mari. La Bosse conseilla d'enduire de savon noir et d'arsenic le bas de la chemise de nuit de l'époux, et, si cela ne suffisait pas, on pouvait lui administrer sous forme de lavement de l'eau-forte !

Tel était le commerce de la devineresse.

À la Bastille, elle se mit à jacasser avec effronterie et jubilation comme une femme qui sait qu'elle finira sur le bûcher.

Et les sergents et commissaires n'eurent qu'à aller saisir de corps la Vigoureux, la Trianon, qui prétendaient n'être que des devineresses, deux pauvres pythonisses parmi les quatre centaines qui faisaient à Paris commerce de deviner l'avenir...

Mais le plus gros brin fut celui de l'épouse du sieur Antoine Monvoisin, dite la Voisin.

Arrêtée le 12 mars 1679 alors qu'elle sortait de la messe célébrée en Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, dans le quartier qu'elle habitait, rue Beauregard, elle était assistée de la femme Lepère, une faiseuse d'anges ; comme je l'ai dit, Illustrissimes Seigneuries, ces femmes faisaient, avec les corps des nouveau-nés égorgés et des foetus, de « petits pâtés cuits au four ».

La Voisin menait grande vie, recevant avec cérémonie les nobles dames venues la visiter pour obtenir poudres et drogues, ou bien prophéties sur leur avenir.

La Voisin portait une « robe d'empereur » de velours vert et un manteau de velours rouge sang, l'un et l'autre brodés d'or.

Je sais aujourd'hui que lorsque Nicolas Gabriel de La Reynie murmurait : « Je n'imaginais pas qu'il existât en notre royaume, au coeur de sa capitale, de telles sorcières », il songeait à la Voisin.

Elle régnait sur les empoisonneuses. Elle leur fournissait drogues et poudres de succession, elle les conseillait, les fustigeait, les menaçait. On la craignait.

On lui adressait les plus exigeantes de ces dames, celles qu'on ne réussissait pas à satisfaire.

Elle, la Voisin, pouvait organiser des messes noires. Elle avait pour amant un maître en filouterie, Lesage, qui se présentait en envoyé du diable. Il était associé à l'abbé Mariette et ensemble ils organisaient, comme l'abbé Guibourg, des cérémonies sacrilèges.

Et à ces « messes à l'envers », à ces consécrations d'hosties par le sang de jeunes enfants égorgés, des dames de haute condition assistaient.

Et certaines, nues et enduites, la tête reposant sur des cousins, servaient d'autel, et l'on plaçait sur leurs seins un crucifix, un calice. Et on demandait au diable de satisfaire les désirs de ces dames.

La Voisin rompit avec Lesage, le dénonça, ainsi que l'abbé Mariette. Lesage fut condamné aux galères. Libéré, il revint néanmoins à Paris et renoua avec la Voisin.

Mais celle-ci s'était entre-temps amourachée d'un certain Blessis, alchimiste, faux-monnayeur, prétendant avoir réussi à obtenir, à partir de vil métal, de l'argent, et capable d'élaborer toutes sortes de poisons.

Blessis était un homme précieux, si recherché que le marquis des Termes, grand seigneur endetté, le séquestra en son château pour lui faire avouer ses secrets.

Ce marquis des Termes était le neveu de M. de Montespan. Et celui-ci, l'époux de la maîtresse officielle de Sa Majesté Louis XIV, Athénaïs de Montespan.

Avec ce nom de Montespan, Illustrissimes Seigneuries, nous voici au bord du grand secret.

Mais Nicolas Gabriel de La Reynie ne le livre pas.

Il nous dit seulement que ses espions apprirent que la Voisin s'était rendue dans les premiers jours du mois de mars 1679 au château de Saint-Germain où se trouvait la Cour. Elle avait l'intention de remettre un placet au Roi en se mêlant à la foule des courtisans.

Quelques lignes plus loin, comme s'il n'y avait aucune relation entre ces deux éléments, La Reynie rappelle qu'on pouvait empoisonner en répandant de la poudre d'arsenic sur les serviettes, les chemises ou dans les gants.

Il n'osa pas écrire qu'on pouvait aussi empoisonner un placet.

Or si ce n'avait pas été dans ce but-là, pourquoi la Voisin eût-elle voulu remettre un placet au Roi ?

Et pour le compte de qui agissait-elle ?

On l'arrêta donc le dimanche 12 mars 1679 au matin au sortir de la grand'messe de l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle.

Et elle commença à parler.

Je devine l'effroi du lieutenant général de police lorsqu'il apprit que le président de la première chambre des Requêtes avait été assassiné par son épouse qui avait obtenu des poisons en se rendant chez la Voisin.

L'empoisonneuse citait aussi le nom de Mme de Dreux, amoureuse à la passion du duc de Richelieu, achetant des poudres pour empoisonner son mari – maître des requêtes au Parlement – et l'épouse du duc, son amant.

Celle-là avait déjà empoisonné deux de ses soupirants précédents !

Je me souviens qu'en ce temps-là – en 1679 – j'avais été frappé par l'inquiétude qui, à chaque décès, saisissait les gens les plus titrés.

J'avais entendu l'ambassadeur du royaume d'Angleterre me confier :

– Les plus menus accidents sont maintenant imputés au poison, et quantité de personnes vivent dans les transes par suite de frayeurs de ce genre.

Il fallait allumer au plus vite des bûchers.

La Bosse avait dit à La Reynie :

– On ne fera jamais mieux que d'exterminer tous ces gens qui regardent dans la main, parce que c'est la perte de toutes les femmes, tant de qualité qu'autres, parce qu'on connaît bientôt quelle est leur faiblesse, et c'est par là qu'on a accoutumé de les prendre.