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— Lucie ?

La jeune femme secoua la tête, serra les lèvres. Les endormissements instantanés la frappaient de plus en plus souvent, n’importe quand. Et les comprimés de vitamine C n’y changeaient rien. Combien de temps tiendrait-elle à ce rythme ?

— Je… Oui… Excuse-moi. J’ai très mal dormi cette nuit, pour ne pas faillir à la tradition…

Norman tapota du bout des ongles sur l’ordinateur. Ses doigts secs ressemblaient à des pattes de mantes religieuses.

— Valet va constituer une équipe. Il veut t’y intégrer. Avec tous les flics en vacances, il puise dans les ressources disponibles avant de rappeler les gars. Qu’est-ce que t’en penses ? Enfin je veux dire… comme tu es jeune maman et pas très en forme, il s’agit peut-être d’une opportunité empoisonnée… Je peux m’arranger pour que…

Lucie s’arracha de son siège.

— Ne pense pas à ma place s’il te plaît ! Je sais parfaitement que mes journées risquent de s’allonger comme des semaines à cause de la paperasse ! Mais si le commissaire m’accorde sa confiance, je ne peux pas me permettre de le décevoir. J’ai beau avoir certaines priorités pour le moment, je ne souhaite pas rester dans l’ombre toute ma vie. Tu comprends ?

Norman lui posa une main sur l’épaule.

— Cent pour cent d’accord avec toi… Tu m’accompagnes en attendant ? Une entreprise porte plainte et nous devons aller constater. Ses murs ont été taggués.

— Passionnant… Mais… tu n’es pas bientôt en vacances ?

— Direction les Alpes après-demain… Normalement…

— Normalement, c’est ça ! Dix contre un que tu vas encore annuler !

Elle engloutit un carré de chocolat.

— Un tic de femme enceinte dont je n’arrive pas à me débarrasser… Je ne peux plus sortir sans ma plaque de choco… T’imagines le flic ringard ? La carte tricolore, le Beretta et la plaque de chocolat ?

— Pense aux patchs si tu veux arrêter…

Dehors, des notes souples et déliées se décrochaient du ciel. Décembre soufflait ses premiers flocons.

7.

Comprimés entre quatre murs, les cinq candidats souffraient en silence. Les tortures qu’on leur infligeait n’avaient rien d’humain.

Dix-septième étage de la tour Lille Europe, le toit du Nord. Neuf heures tapantes.

Trente minutes de calvaire mental dans une pièce aveugle. Pour commencer.

Des types endimanchés bataillaient du stylo dans des grésillements de mines. Face à eux, les cent vingt-six questions implacables du PAPI-N, le test de personnalité vedette des ressources humaines.

Parmi les cinq, Vigo Nowak portait le masque pâle de sa nuit blanche. Les torrents de la douche n’avaient suffi à dégonfler ni l’hématome sur son arcade, ni les cernes arqués sous ses yeux noisette. Ses cheveux noirs, brossés vers l’arrière, amplifiaient le contraste avec sa peau naturellement mate, dénonçant avec brutalité les ridules qui, les jours de fatigue, se démultipliaient en serpentins criants. Pour un entretien d’embauche, on ne pouvait pas dire qu’il se trouvait au meilleur de sa forme. Et pourtant, il brûlait de bonheur.

Après vingt minutes, il n’avait pas répondu au tiers des questions. Comment se concentrer avec le coup magistral de la veille ? Le magot dissimulé dans sa remise à charbon aspirait toutes ses pensées. Le bruissement des billets qu’on froisse investissait son esprit à la manière d’un virus sournois. Et, fort heureusement, il n’y avait aucun vaccin pour ce genre d’infection.

En route pour Lille, il s’était branché sur France Bleue Nord, à l’affût des nouvelles régionales. On ne parlait ni de graffitis, ni d’accident, ni de disparition. Un bon point de ce côté-là.

Il pinça son stylo et cocha n’importe quoi, histoire d’exciter sa parcelle de chance, de profiter de la loi des séries qui rythme la sinusoïde des destinées.

Face à lui, le quatuor de chômeurs s’étripait des yeux. Ces pauvres types disputaient ici leur avenir, une promesse de jours ensoleillés. Lécher des bottes pour pouvoir nourrir sa famille. Aujourd’hui, Vigo crachait sur ces bottes.

Il desserra le nœud de sa cravate, en proie à des bouffées de chaleur. Dues non à l’angoisse, mais plutôt à l’envie d’exploser de joie, de crier à tue-tête, de se rouler nu dans la neige. Il secoua la tête. Que faisait-il dans cet aquarium, à barboter pour un poste qui n’en valait pas la peine ? Combien ? Trente-cinq mille euros annuels ? Une poussière d’étoile ! Il cachait au fond d’un sac plus d’une vie de salaire ! Net et non imposable !

Comment envisager un seul instant de continuer à jouer les esclaves ?

Il s’apprêtait à déguerpir quand un type aussi souriant qu’une tête de mort entra, empila les tests et le pria de le suivre. Un chauve à lunettes qui avait perdu ses cheveux à force de stress et de réunions, une machine à broyer de l’humain. La logique du jeune informaticien, sa volonté de ne rien laisser transparaître lui ordonnèrent d’obtempérer.

Porte 12. Vaste bureau, style intérieur de morgue. Pas une feuille de travers. Poubelles vides. Stylos capuchonnés. L’illusion d’une réussite.

Le directeur des ressources humaines invita Vigo à s’asseoir, s’attarda sur la boule violacée de son arcade, avant d’annoncer froidement :

— Je reviens, je vais passer votre test dans la machine.

Il réapparut avant même de disparaître. La magie des gens pressés.

— Vos résultats sont assez impressionnants, mais maintenant, donnez-moi l’envie de vous choisir parmi la vingtaine de candidats que nous rencontrons pour ce poste.

Amusé devant ce déversement de chance, Vigo posa son CV devant lui et présenta son cursus. L’homme à la tête d’œuf l’interrompit d’emblée.

— Mal parti, monsieur Nowak ! Rangez-moi votre CV ! J’espère que vous avez la tête suffisamment bien faite pour vous souvenir de votre parcours, tout de même !

Vigo hésita et finit par s’exécuter. Il l’avait signalé à Sylvain : en aucun cas l’argent ne devait modifier leurs habitudes. Mais il sentait qu’une cire brûlante pouvait à tout moment jaillir de ses lèvres et exploser à la face de l’Œuf.

Après une inspiration exagérée, il s’enfonça dans un ressac de mensonges et de vérité, récita des phrases types sur la motivation, l’envie de réussir, le management. Les trois défauts, les trois qualités… Un art dans lequel, au fil des entretiens, il excellait.

— Intéressant, monsieur Nowak. Quels sont vos objectifs de carrière ? Comment vous voyez-vous dans dix ans ?

Et patati, et patata… Comment je me vois ? Riche, ducon !

Réponse formatée qui sembla plaire au robot. L’homme exhibait une dentition à faire pâlir un grand requin blanc.

— Vous avez noté sur la fiche de renseignements un salaire indicatif de quarante mille euros bruts annuels, poursuivit le rapace. Combien gagniez-vous dans votre ancienne entreprise ?

— Trente-huit mille, mentit Vigo.

Toujours gonfler de quinze pour cent. Par principe, pour anticiper les baisses systématiques.

— Cela me paraît beaucoup, à la vue de vos compétences. Les marchés sont très tendus en ce moment. Je pense que vous en êtes conscient.

Ben ouais, sinon je ne serais pas ici, dans ta boîte de crétins !

Dents blanches lâcha un rire de mafieux.

— Nos clients baissent sans cesse les coûts de nos prestations. Qui dit chute des prix dit régression des salaires, forcément ! Vous n’aurez pas mieux que trente-deux mille euros si vous venez chez nous… Non négociables…

Le couteau sous la gorge. Le prétexte de la crise pour lui proposer des revenus minables. Le DRH s’écrasa en vainqueur dans son siège à roulettes, bras croisés.