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Quand on introduisit Aldo, la salle était vide. Mais le spectacle qu’elle offrait lui arracha un sifflement admiratif qui lui rendit son sang-froid. Il loua sincèrement la mémoire de Van Tilden dont il savait qu’il avait restauré le château et entreprit d’en faire le tour avec autant de désinvolture que s’il déambulait dans une galerie d’art. Sans se forcer le moins du monde d’ailleurs, la passion de son métier n’étant jamais bien loin. Il se retrouvait dans son élément, ce qui surprit fort Max qui le suivait pas à pas.

— On dirait que ça vous intéresse, ces machins-là ? constata-t-il, ramené d’instinct à un vouvoiement teinté d’un vague respect.

— C’est mon métier… et je l’aime, voilà tout !

— Je croyais que vous étiez bijoutier ?

— Pas tout à fait. Je suis expert en joyaux anciens.

— Et… ça marche ?

Aldo ne put s’empêcher de rire, ce qui lui fit un bien fou.

— Sans ça je ne serais pas ici, voyons ! Je suis persuadé que votre maître sait parfaitement à quoi s’en tenir. Au fait, où est-il ? Ce n’est pas pour estimer des tapisseries qu’il m’a convié…

— Il est là ! émit une voix à l’accent italien qui le fit se retourner vers la cheminée, mais cette fois il ne put retenir une exclamation de surprise : debout devant le fauteuil se tenait la copie vivante du portrait de César Borgia par Vasari.

Rien n’y manquait : le visage allongé par une courte barbiche à deux pointes, les fines moustaches retombant à la Mongole, les yeux sombres, le costume d’époque en velours noir dont le décolleté allongé laissait voir le mince bouillonnement de la chemise sous un galon d’or. La coiffure en forme de grand béret portant une « enseigne » précieuse… Puis les yeux d’Aldo s’arrondirent de stupeur : au lieu du bijou reproduit par le peintre, c’était la fameuse Chimère aux émeraudes qui y était agrafée…

L’étonnement de son prisonnier fit sourire le personnage, qui du coup rappela quelque chose… ou plutôt quelqu’un à Morosini. La voix déjà lui était apparue vaguement familière… Et maintenant, elle ironisait.

— La Chimère, n’est-ce pas ? Vous ne vous attendiez pas à pouvoir l’admirer cette nuit ? Sachez que c’est moi qui ai tué Van Tilden en lui faisant boire un puissant somnifère auquel, pour plus de sûreté, j’ai ajouté une discrète injection de cyanure de potassium !

— Comment est-ce possible ? Il n’avait autour de lui que des gens au dévouement éprouvé !

— J’étais de ceux-là ! J’avais même fait semblant de lui sauver la vie. Après sa mort, je n’ai eu aucune peine à récupérer cette merveille dont je savais qu’il la cachait sur lui. C’eût été trop stupide de la laisser partir avec le reste de la collection.

— Qui ne vous intéressait pas ? C’est bizarre !

— Et pourtant, c’est ainsi. J’avais d’autres visées pour me bâtir une fortune, comme vous vous en apercevrez dans un moment, mais ce petit chef-d’œuvre me revenait de droit et ne pouvait apporter la chance qu’à moi seul, parce que je suis un Borgia !

Aldo s’avança de quelques pas en le considérant attentivement, puis il eut un lent sourire narquois.

— Un Borgia ? Tiens donc ! La dernière fois que nous nous sommes rencontrés vous étiez le « comte Ottavio Fanchetti », si je ne m’abuse ?

— En effet et c’est parfaitement légitime. C’est l’un des noms que je dois à mes divers aïeux. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de « l’Infant romain » que le pape Alexandre  VI, notre ancêtre, élevait comme son propre fils au Vatican et qui était en fait celui de César et de Lucrèce. C’est de lui que je descends en ligne directe…

— Cet Infant romain a dû être prolifique ! Figurez-vous que j’ai déjà entendu quelqu’un se vanter de la même descendance… Il s’agissait de la Torelli !

— Rien d’étonnant, Lucrezia est ma sœur ! Une sœur tendrement aimée !

— Jusqu’où ?

— Jusqu’où il vous plaira d’aller, répondit l’autre avec un sourire fat qui amena une grimace de dégoût aux lèvres d’Aldo.

Mais il continuait :

— Quand on atteint la perfection dans la beauté, on se doit de s’accoupler afin de la transmettre. Les pharaons d’Égypte avaient découvert ce moyen bien avant nous… Donc Lucrezia est à la fois ma sœur et ma maîtresse, mais cela ne nous gêne pas pour courir d’autres lièvres.

— Alors me direz-vous pourquoi elle a lancé ce malheureux Wishbone et moi-même à la chasse d’un bijou que vous possédez ? Ça donne l’impression qu’il y a des trous dans votre tendre association ?

— Mais parce qu’elle l’ignore ! La Chimère ne peut être portée que par un mâle du sang de César.

— Pourquoi, dans ce cas, l’avoir laissée chercher vainement ?

Le psychopathe partit d’un rire énorme, bruyant, théâtral, la tête rejetée en arrière.

— Que vous êtes innocent ! C’est élémentaire pourtant. Aucun de ces messieurs ne voulait s’avouer vaincu et ils s’empressaient d’offrir à Lucrezia un joyau – ruineux, évidemment ! – pour la faire patienter. Elle a récolté ainsi une copieuse collection d’oiseaux, d’insectes et d’animaux fantastiques de prix, puis le malheureux avait droit à quelques jours de récompense.

— Quelle sorte de récompense ?

— Ne me dites pas que vous êtes naïf à ce point ! Vous auriez peut-être préféré que je dise « quelques nuits » ? Après quoi, elle les renvoyait à la chasse…

— … à la chimère, c’est le cas de le dire. Et ils marchaient ?

— Pas tous, je le reconnais. Certains s’estimaient satisfaits des rares heures accordées par la déesse. Quelques-uns ont choisi le suicide afin de poursuivre leur rêve dans l’au-delà. Votre ami Vidal-Pellicorne a été sauvé – si on peut employer ce terme ! – par la police britannique mais le bon Wishbone, lui, n’est pas de ceux qui renoncent et, comme il est colossalement riche, il a aidé ma sœur adorée à fuir, car évidemment il n’a pas cru un mot de l’accusation portée contre elle. Il n’aurait pas hésité à lui offrir tous les ténors du barreau existant au monde, mais elle était en larmes, tellement terrifiée et ne cessant de jurer de son innocence. Voyant cela, il a paré au plus pressé. Il a commandé un taxi pour les emmener tous les deux à la gare Victoria où ils ont pris le train pour Douvres – elle s’était transformée en vieille dame avec un talent que vous n’imaginez pas ! – et en troisième classe, ce qui a follement amusé Lucrezia – puis un deuxième train toujours dans la même catégorie jusqu’à Paris où l’un des nôtres l’attendait dans un faux taxi qui les a conduits dans l’un de nos garages, enfin directement ici, où elle lui a fait les honneurs de notre château familial ! Une opération sans le moindre problème ! On peut raconter ce qu’on veut de ces Américains, mais ils savent agir vite et sans se laisser démonter par des broutilles !

— Des broutilles ? La police de plusieurs pays ? Et sa photo en première page d’une flopée de journaux ?

— Celle de la diva, n’oubliez pas ! Pas celle d’une fragile grand-mère…

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas ! L’un des nôtres ?… Un faux taxi ?… Un de nos garages ? Cela signifie une véritable organisation ?

— Exactement ! Nous avons de nombreux amis, que voulez-vous ?… Et il y a parfois des « fuites » à Scotland Yard !

— Des amis ou des mafiosi ?

— Mon vieux, moins on en sait, mieux on se porte ! Mais il est temps, je pense, que vous rejoigniez la belle dame avec qui vous avez vécu de si agréables moments dans les trains de luxe ! Giacomo ! appela-t-il.

Le cœur d’Aldo manqua un battement. Selon Max, elle avait été convenablement traitée mais jusqu’où pouvait-on le croire ? Or, elle fut là dans l’instant et il ne retint pas un soupir de soulagement : elle était exactement semblable à celle qu’il avait quittée en gare de Brigue. À ceci près qu’elle n’était pas maquillée, mais sa robe grise était impeccable et aucun cheveu ne dépassait de l’épais chignon sur la nuque. En revanche, elle aurait peut-être quelque peine à le reconnaître sous ses vêtements sales et son abondance pileuse… Or dès la porte franchie, le beau regard nuageux se posa sur lui.