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Erlendur avait la cinquantaine, il était divorcé depuis des années et père de deux enfants. Il n’avait jamais laissé personne percevoir qu’il ne supportait pas les noms de ses enfants. Son ex-épouse, avec qui il ne parlait pour ainsi dire plus depuis deux bonnes décennies, trouvait ces noms mignons à l’époque. Le divorce avait été difficile et Erlendur n’avait pas vraiment maintenu le contact avec ses enfants quand ceux-ci étaient encore jeunes. Lorsqu’ils furent plus âgés, ils se rapprochèrent de lui et il les accueillit avec joie mais il était attristé de voir ce qu’ils étaient devenus. Il était particulièrement peiné du sort d’Eva Lind. Sindri Snaer, lui, se trouvait en meilleure posture. Enfin, de bien peu.

Il sortit le plat du four et prit place à la table de la cuisine. Il occupait un deux pièces qui débordait de livres partout où il était possible d’en caser. De vieilles photos de famille de ses ancêtres venant des fjords de l’Est étaient accrochées aux murs, c’était de là-bas qu’Erlendur était originaire. Il n’avait aucune photo de lui-même ou de ses enfants. Un vieux poste de télé en fin de course de marque Nordmende était accolé à un mur et un fauteuil encore plus en fin de course lui faisait face. Erlendur maintenait son appartement relativement propre grâce à un minimum de soin.

Il ne savait pas exactement ce qu’il était en train de manger. Sur l’emballage assez curieux, il était question de délices orientaux mais la nourriture, dissimulée à l’intérieur d’un rouleau de pâte fine, avait un goût qui se rapprochait plus d’une soupe au pain rance. Erlendur éloigna le plat de lui. Il se demanda s’il lui restait encore un peu du pain complet qu’il avait acheté quelques jours auparavant. Et du pâté d’agneau. A ce moment-là, la sonnette retentit. Eva Lind avait décidé de faire un petit drop in, comme elle disait. Sa façon de parler lui portait sur les nerfs.

– Alors, ça pendouille comme il faut ? dit-elle en passant la porte avant d’aller s’affaler directement dans le canapé du salon.

– Allons, dit Erlendur en refermant la porte. Fais-moi grâce de ces imbécillités.

– Je croyais que tu voulais que je surveille mon langage, rétorqua Eva Lind qui avait eu droit à un certain nombre de sermons de la part de son père sur sa manière de parler.

– Alors, exprime-toi de manière sensée.

Il était difficile de dire quel rôle elle jouait cette fois-ci. Eva Lind était la meilleure actrice qu’Erlendur ait jamais rencontrée mais cela ne signifiait pas grand-chose puisqu’il n’allait jamais au théâtre ni au cinéma. C’était tout juste s’il regardait la télévision quand il savait qu’on y diffusait un documentaire. La pièce de théâtre d’Eva Lind était en général un drame familial en un, deux ou trois actes et traitait de la façon la plus adéquate d’extorquer de l’argent à Erlendur. La chose ne se produisait pas souvent, car Eva Lind avait ses propres méthodes pour gagner son argent, et Erlendur préférait en savoir le moins possible à ce sujet. Mais il arrivait parfois qu’elle n’ait pas un radis, pas un foutu god damm cent en poche, comme elle disait, et qu’elle vienne le solliciter.

Parfois, elle jouait le rôle de la petite fille, venait se blottir contre lui et ronronnait comme un chat. D’autres fois, elle se trouvait au bord du désespoir, s’énervait dans l’appartement, complètement hors d’elle, le frappait en lui reprochant de les avoir abandonnés, elle et Sindri Snaer, alors qu’ils étaient si petits. Elle pouvait alors se montrer vulgaire, méchante et cruelle. Parfois, il la voyait telle qu’elle devait être, pratiquement normale, si tant est que la normalité existe, et Erlendur avait alors l’impression qu’il pouvait discuter avec elle comme avec n’importe quelle autre personne.

Elle portait un jean usé jusqu’à la trame, une veste de cuir noir qui ne lui descendait qu’au nombril et avait les cheveux courts, noir de jais, deux petits anneaux à l’arcade sourcilière et une croix d’argent pendait à l’une de ses oreilles. Elle avait eu de jolies dents blanches mais celles-ci commençaient à s’abîmer et il lui en manquait deux à la mâchoire supérieure. Cela se voyait quand elle arborait un large sourire. Elle était amaigrie et avait le visage marqué de sombres cernes sous les yeux. Erlendur avait parfois l’impression de reconnaître dans son visage une expression de sa mère. Il maudissait le destin d’Eva Lind et croyait que le manque d’attention de sa part expliquait la situation de sa fille.

– J’ai discuté avec maman aujourd’hui, elle m’a parlé et m’a demandé si je pouvais te parler. C’est génial d’être un enfant de divorcés.

– Ta mère me veut quelque chose, à moi ? demanda Erlendur, tout étonné. Elle le haïssait encore, au bout de vingt ans. Il ne l’avait aperçue qu’une seule et unique fois pendant tout ce temps et la rancœur se lisait clairement sur son visage. Il avait eu une discussion avec elle au téléphone, une autre fois, à cause de Sindri Snaer et il faisait de son mieux pour oublier cette conversation.

– Ce n’est qu’une sale snobinarde.

– On ne dit pas ça de sa mère.

– Elle a des amis à Gardabaer, des gens pleins aux as qui ont marié leur fille le week-end dernier et celle-ci a purement et simplement disparu du mariage. Affreusement contrariant. Ça s’est passé samedi et elle ne leur a pas donné de nouvelles depuis. Maman assistait à la cérémonie et elle est scandalisée au plus haut point. Elle voulait que je te demande si tu pouvais aller voir ces gens. Ils ne souhaitent pas publier d’avis dans les journaux ou quoi que ce soit de ce genre, cette bande de snobs, mais ils savent que tu travailles à la police criminelle et s’imaginent qu’ils peuvent tout faire en catimini, chut chut chut… Et c’est moi qui suis censée te demander d’aller leur parler. Pas maman. Tu comprends ? Jamais !

– Est-ce que tu connais ces gens ?

– En tout cas, je n’ai pas été invitée au grandiose mariage que cette jolie petite salope a bousillé.

– Et la fille, tu la connais ?

– A peine.

– Elle a fait une fugue ?

– J’en sais rien.

Erlendur haussa les épaules.

– Je pensais à toi, juste avant que tu arrives.

– Non, c’est pas vrai, dit Eva Lind. Je me demandais justement si…

– Je n’ai pas d’argent, déclara Erlendur qui alla s’asseoir face à elle sur le fauteuil devant la télé.

Eva Lind fit le dos rond et s’étira.

– Comment se fait-il que je ne puisse pas avoir une discussion avec toi sans que tu parles d’argent ? demanda-t-elle. Erlendur eut l’impression qu’elle lui avait volé sa réplique.

– Et comment se fait-il que je ne puisse pas avoir de discussion avec toi, tout court ?

– Merde, fuck you !

– Qu’est-ce que ça t’apporte de dire un truc pareil ? Qu’est-ce que c’est que ces fuck you ? Et ces “alors, ça pendouille comme il faut ?” Qu’est-ce que c’est que cette façon de s’exprimer ?

– Djisus ! éructa Eva Lind.

– Qui es-tu en ce moment ? Avec qui est-ce que je parle ? Où est-ce que tu es, toi, enfouie sous toute cette saleté de drogue ?

– Tu vas pas recommencer avec tes conneries ! Qui es-tu ? dit-elle en l’imitant. Où est ton être intime ? Je suis là. Je suis assise devant toi et je suis moi !

– Eva.

– Dix mille2, dit-elle. Qu’est-ce que c’est ? Tu peux pas me filer dix mille couronnes ? T’as largement assez de fric !

Erlendur regarda sa fille. Il avait remarqué quelque chose de suspect dans son allure dès qu’elle était entrée. Elle avait le souffle court, des gouttes de sueur lui perlaient au front et elle ne tenait pas en place. Comme si elle avait été malade.

– Tu es malade ? demanda-t-il.