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Je me retrouvai dans une chambre de malade – celle de maître Malrubius. Les maîtres ont droit à de vastes appartements ; la pièce était cependant beaucoup plus grande que ne l’était la cabine qu’il avait réellement occupée. Elle comportait bien deux hublots, comme dans mon souvenir, mais ils étaient énormes : les yeux du mont Typhon. Le lit de maître Malrubius avait beau être immense, il paraissait perdu au milieu de cette salle gigantesque. Deux personnages étaient penchés sur lui ; ils étaient habillés en sombre, mais non pas de la couleur fuligine de la guilde. Je me dirigeai vers eux, et, lorsque je fus suffisamment proche pour pouvoir entendre la respiration laborieuse du malade, ils se redressèrent et se tournèrent vers moi. Je reconnus alors la Cuméenne et son acolyte Merryn, les deux sorcières que nous avions rencontrées sur le sommet du mausolée dans la ville de pierre en ruine.

« Ah ! ma sœur, vous voilà enfin », dit Merryn.

Ce n’est que lorsqu’elle eut parlé que je me rendis compte n’être pas, comme je l’avais cru, l’apprenti Sévérian, mais Thècle telle qu’elle était quand elle avait ma taille d’alors ; c’est-à-dire qu’elle avait treize ou quatorze ans. Je me sentis extraordinairement gêné(e), non point tant à cause de mon corps de fille ou parce que je portais des vêtements masculins (ce qui au contraire me plaisait bien), mais du fait que je ne m’en étais pas aperçu(e) jusqu’ici. J’eus aussi l’impression que la phrase de Merryn avait eu un effet magique – que Sévérian et moi avions été présents ensemble jusque-là, mais que ses mots l’avaient fait passer au second plan. La Cuméenne me baisa le front ; cela fait, elle s’essuya le sang des lèvres. Bien qu’elle n’eût pas parlé, je sus qu’il s’agissait d’un signal, et que d’une certaine manière, j’étais également devenue le soldat.

« Lorsque nous dormons, m’expliqua Merryn, nous passons de la temporalité à l’éternité.

— Lorsque nous nous éveillons, murmura la Cuméenne, nous perdons notre aptitude à voir au-delà du moment présent.

— Elle ne s’éveille jamais », proclama fièrement Merryn.

Maître Malrubius bougea et gémit, et la Cuméenne, prenant une carafe sur la table, remplit un gobelet d’eau. Lorsqu’elle reposa la carafe à sa place, quelque chose de vivant remua dedans ; pour je ne sais quelle raison, je m’imaginai qu’il s’agissait de l’ondine. J’eus un mouvement de recul, mais c’était en fait Héthor, pas plus grand que ma main, qui pressait son visage grisâtre et glabre contre la paroi de verre.

J’entendis sa voix s’élever, menue et haut perchée comme des cris de souris : « Parfois jeté à la grève par les tempêtes photoniques, par le tourbillon des galaxies, dans le sens direct ou rétrograde, clignotant de toutes ses lumières dans les couloirs maritimes enténébrés bordés de nos voiles d’argent, nos voiles-miroir hantées par les démons, sous ses mâts de cent lieues aussi fins que des fils, aussi fins que des aiguilles d’argent se faufilant parmi les rayons de lumières des étoiles, rebrodant les astres sur fond de velours noir, humide des vents du Temps qui roule et passe. Le mors aux dents !

« L’écume, l’écume volatile du Temps, jetée sur ces rives où les vieux marins ne peuvent plus préserver leurs os du mouvement incessant et infatigable de l’univers. Où était-elle partie, ma noble dame, l’élue de mon âme ? Évanouie au milieu des marées célestes du Verseau, des Poissons, du Bélier. Évanouie. Évanouie dans son petit bateau, la pointe de ses seins pressée contre le velours noir du plat-bord, évanouie, s’éloignant à la voile et pour toujours des plages baignées par les étoiles, des hauts-fonds à sec des mondes habitables. Elle est son propre bateau, elle est la figure de proue de son propre bateau, elle est son capitaine. Maître d’équipage, maître d’équipage, lance la chaloupe ! Maître voilier, taille une voile ! Elle nous a laissés en arrière. Nous l’avons laissée en arrière. Elle est dans le passé que nous n’avons jamais connu et dans l’avenir que nous ne connaîtrons jamais. Hissez de nouvelles voiles, capitaine, car l’univers nous distance… »

Une clochette se trouvait sur la table, à côté de la carafe. Merryn la fit sonner comme pour couvrir la voix de Héthor ; une fois que maître Malrubius eut humecté ses lèvres, elle prit le gobelet des mains de la Cuméenne, jeta ce qui restait d’eau sur le plancher, puis le renversa pour en coiffer le col de la carafe. Héthor se trouva réduit au silence, mais l’eau se répandit sur le plancher en faisant des bulles, comme si elle était alimentée par une source secrète. Elle était glaciale. Je pensai vaguement que ma gouvernante se mettrait en colère en voyant mes chaussures mouillées.

À l’appel de la clochette, une servante arriva – la domestique de Thècle, celle-là même dont on avait inspecté la jambe écorchée, le lendemain du jour où j’avais sauvé Vodalus. Elle était plus jeune, de l’âge qu’elle devait avoir lorsque Thècle était elle-même une toute jeune fille, mais sa jambe avait déjà subi la torture et dégoulinait de sang. « Je suis tellement désolé, dis-je. Je suis tellement désolé, Hunna. Ce n’est pas moi qui l’ai fait ; c’est le travail de maître Gurloes, aidé d’un compagnon. »

Maître Malrubius s’assit sur le lit, et je me rendis compte à ce moment-là seulement que ce lit était en réalité une main de femme, avec des doigts plus longs que mes bras, et des ongles comme des serres. « Tu es en forme », me lança-t-il, comme si c’était moi qui avais été sur le point de mourir. « Ou du moins assez en forme. » Les doigts de la main commencèrent à se refermer sur lui, mais il sauta du lit dans l’eau, maintenant à hauteur de genou, pour venir près de moi.

Un chien – mon bon vieux Triskèle – apparut : sans doute, il s’était caché sous le lit, ou bien s’était trouvé couché de l’autre côté, invisible pour moi. Il se dirigeait vers nous, faisant gicler l’eau de son unique patte antérieure, poussant son poitrail comme une étrave, et se mit à aboyer joyeusement. Maître Malrubius me prit par la main droite, et la Cuméenne par la gauche ; ensemble, ils me conduisirent vers l’un des grands yeux de la montagne.

Je vis le même paysage que j’avais contemplé lorsque Typhon m’y avait accompagné : à mes pieds, déroulé comme un tapis, s’étendait le monde, entièrement visible. Mais cette fois, le spectacle était encore plus sublime. Le soleil était derrière nous ; la force de ses rayons semblait s’être multipliée. Son ardeur alchimique avait transformé les ombres en or, et tout ce qui était vert devenait plus sombre et plus fort tandis que je regardais. Je pouvais voir les grains mûrir dans les champs, et même les myriades de poissons de la mer doubler de quantité et doubler encore, grâce à la multiplication des minuscules plantes de surface dont ils se nourrissaient. L’eau qui avait envahi la chambre derrière nous déborda de l’œil, et, tombant dans la lumière, dessina un arc-en-ciel.