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— Vous attendiez quelqu'un ?

— Oui. Un parent. Qu'il se rassoie.

– Écoutez, je n'ai pas très faim, je n'étais pas prévu et je ne veux pas vous déranger…

Mangini sort une bouteille et remplit deux verres de vin.

— C'est mon neveu, le fils de ma sœur. Il passe me voir de temps en temps. Depuis la mort de sa mère, on s'est rapprochés, lui et moi. Et s'il n'était pas là, je crois bien que je ne parlerais à personne de toute l'année. Mais si vous n'avez pas envie de rester, dès que mon neveu arrive, il vous raccompagnera à Sora, ça va bien comme ça… ?

— Non, pas à Sora, sur les vignes. Je dois aller sur mes vignes.

— Pour la messe ? Comme il voudra ! Alors ? Vous restez ?

Bien sûr que oui. Je ne peux pas faire autrement. Et je n'en ai plus envie. Je jette un coup d'œil vers la carabine. Il le remarque.

— N'ayez plus peur de rien, personne ne vous retrouvera ici. Asseyez-vous dans le salon, le temps que le neveu arrive et que je mette l'eau à bouillir.

La cheville me fait moins mal, ce n'est ni une fracture ni même une entorse. Rien que pour changer d'ambiance, je quitte la salle à manger, passe devant la cuisine d'où nous vient cette odeur indescriptible, et pénètre dans une grande pièce où un vieux fauteuil écaillé trône devant un gros coffre en bois qui doit servir de repose-pied. Exactement ce qu'il me fallait. Il n'y a absolument rien d'autre autour. Un vide glacé. Pas de télé, pas de photos de famille sous cadre, pas de magazines. Juste un fauteuil et un coffre. Un dépouillement étudié. Un climat étrange.

Quelles heures peut-on passer dans une telle pièce ? Qu'est-ce qu'on y cherche ? Du repos, de l'oubli ?

Ou bien le contraire. On y rassemble ses pensées profondes, le fruit de ses méditations, ses souvenirs. Il faut avoir déjà tout dans la tête.

— Il a trouvé de quoi patienter, Signor Polsinelli… ? crie-t-il du fin fond de la cuisine.

Trouvé quoi ? Il n'y a rien à trouver ici, on peut tout juste perdre ce qu'on avait déjà en entrant. Cette pièce doit servir à attendre que les choses remontent d'elles-mêmes. Il suffit d'attendre. Et doucement, elles refoulent. Elles émergent.

Le coffre est juste à mes pieds. Tentant.

Je regarde vers la cuisine, pose une main sur le crochet. Sans faire le moindre bruit, je soulève le couvercle.

Il m'a fallu l'ouvrir entièrement pour y discerner le contour des deux seuls objets qu'il contenait. J'ai d'abord cillé puis plissé les yeux.

Pour tenter d'y croire…

Au fond de cet abîme en bois, j'ai vu cette grosse épaisseur de tissu noir et plié, avec un col impeccablement lisse et rigide. À côté, un revolver qui ressemble à un luger. Le revolver aurait dû me foutre la trouille. Mais c'est plutôt la chemise qui m'a causé un choc. La chemise noire dont le col est brodé d'une initiale rouge. Le M.

Je sens le cœur me battre, jusqu'aux tempes.

Ils étaient toujours bien propres ces salauds-là, mais vers la fin, ils étaient plus très fiers, les fascistes. Je sais pas pourquoi, mais le Compare et moi, on avait la trouille des camps de concentration. Y avait pas vraiment de raison, mais on avait peur quand même d'être envoyés à la mort. C'était comme ça, c'est pour ça qu'on essayait de pas les rencontrer. Mais ça arrivait, des fois, et ils se foutaient de nous, ils nous traitaient de lâches. J'ai pas osé élever la voix, et ça prouve qu'ils avaient sûrement raison. Mais j'avais envie de leur dire que mon seul honneur, dans l'histoire qui nous a menés jusque-là, c'était d'avoir jamais rencontré un seul type qu'a voulu me faire la peau, d'avoir jamais rencontré un seul type à qui j'ai voulu faire la peau, que j'avais jamais vu la première ligne de ma vie, que pendant leur connerie de Campagne de Grèce j'ai attendu que ça se passe tout seul. Pendant quatre longues années. Et c'était pas encore fini.

— C'est presque prêt, Signor Polsinelli… !

Un ancien fasciste…

Mangini faisait partie des troupes de Mussolini. Un de ces forcenés que mon père a toujours retrouvés sur sa route, jusqu'au bout. Je ne savais pas qu'il en existait encore, des vrais, comme on les voit dans les films, noirs et propres, des compagnons de la mort aveuglés par un Duce impeccable et lisse. Le M de Mussolini, sur la chemise, était un grade réservé aux officiers. Un privilège. Mon hôte n'était pas n'importe qui.

— J'espère qu'il a faim… !

Faim… ? Un authentique fasciste m'invite à dîner, il me recueille, me protège. Et s'inquiète de ma faim. J'ai refermé le coffre.

Ses grands gestes m'invitent à passer à table. Son port de tête, sa violence, sa rigidité naturelle, son ermitage, tous ces détails se mêlent, s'expliquent, et je ne peux m'empêcher, même à tort, de les draper dans une chemise noire.

— C'est presque prêt, asseyez-vous, mon imbécile de neveu a tout juste une minute pour arriver pendant que les pâtes sont encore chaudes. Vous allez goûter à ma spécialité ! Ammazza !

Je ne sais plus quoi faire, partir, lui cracher à la gueule, lui hurler tout ce que mon père pourrait hurler. S'il n'a pas brûlé sa chemise et jeté son calibre au feu c'est par nostalgie. Chacun sa guerre. Chacun ses souvenirs. Chacun ses trophées.

Je pensais m'être fait un ami.

Mais malgré tout le dégoût qu'il m'inspire, il faudrait que je sois cinglé pour l'insulter et quitter les lieux quand des types veulent me plomber, au-dehors. Je suis coincé. Et forcé de choisir le moindre mal.

— Je les fais bouillir à peine, c'est comme ça qu'il faut les manger. Vous savez pourquoi les Italiens mangent les pâtes al dente ? Parce que c'est un plat de pauvre, et dans les temps difficiles ils les mangeaient presque crues pour qu'elles continuent de gonfler dans l'estomac, ça tient au ventre bien plus longtemps.

— Vous sentez cette odeur fétide ? je demande.

— Quelle odeur… ?

— Cette odeur de cuisine.

— Ma sauce ?

— C'est une sauce à l'huile de ricin ?

Les bras croisés il me regarde, un peu hébété, puis il retrouve son sourire en coin.

— On ne cuisine pas à l'huile de ricin.

— Oui, j'oubliais, c'est même le contraire, avec l'huile de ricin on purge.

Silence. Je ne m'assois toujours pas. Il retourne dans sa cuisine sans relever mon allusion à la purge. Je regrette déjà, ça m'a presque échappé. Comme si je voulais à toute force qu'il me vire de chez lui. Sa voix parvient jusqu'à moi dans un bruit de friture.

— Il est jeune, Signor Polsinelli… Mais je l'admire quand même. Il parle comme un gosse de chez nous, il ressemble à un gosse de chez nous, et il est aussi débrouillard qu'un gosse de chez nous. À croire que tous les gosses de chez nous naissent maintenant à Vitry-sur-Seine.

Je reste un moment debout sans savoir prendre de décision, sans savoir quoi dire.

– À table !

Tout s'embrouille. Lui, son âge, son passé, son histoire et toutes les choses que je n'ai pas envie de connaître. Il revient de la cuisine en portant comme un calice un gros saladier d'où s'échappe cette odeur étrange, puis pose le plat sous mon nez et immédiatement je réprime un haut-le-cœur et porte une main à ma bouche.

— Elles sont parfaites… Parfaites ! Si ça ne lui plaît pas, je peux vite préparer autre chose, mais il aurait tort.

Son enthousiasme semble de plus en plus sincère. Il sourit et me tape sur l'épaule. Je sens qu'il a envie de me faire partager sa faim.

Je ravale un instant mon dégoût pour regarder dans l'assiette qu'il me sert. Un magma blanchâtre sans sauce, pas même une goutte d'huile, des petits filaments verts, épars, des feuilles bouillies, et une sorte d'émulsion jaune qui n'égaye rien Aucune esthétique, sûrement aucun goût. Seule l'odeur fade a pris un regain de chaleur et de violence.