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Je n'ouvre toujours pas les yeux et m'efforce de ne plus rien entendre. Seul compte le supplice de la fourchette.

À partir de l'hiver 44, on s'est mis à avaler n'importe quoi. Je me souviens même d'une forêt où on a réussi à tenir plusieurs jours en mangeant que des groseilles. Une autre fois j'avais trouvé un rassemblement de tortues, par dizaines, va savoir pourquoi, mais rien ne m'étonnait plus dans ce pays. Fallait tout accepter. J'avais pris le coup avec la pioche pour casser la carapace. Il fallait quatorze tortues pour avoir à peu près 200 grammes de viande. Le meilleur, c'était les œufs, le Compare nous faisait un ragoût plutôt bon, avec. Il était capable de nous fabriquer des gamelles de saloperies trouvées partout autour de nous et ce qu'on arrivait à voler chez les fermiers au risque de notre vie. Avec ces croûtes, ces pissenlits, ces bouts de choses, il arrivait à nous faire manger, fallait pas demander quoi, mais l'important c'était qu'il y arrive, si bien qu'à un moment, le groupe de cinq qu'on était, on a fini par penser qu'il était le plus fameux cuisinier du monde. On a jamais vomi une seule fois, tu penses… Bon, c'est vrai que le plus souvent on pensait à autre chose au moment de faire passer au bout, d'accord, mais c'était quand même un magicien. Pour ça, il en avait, du talent, c'était la seule manière qu'il avait de me faire plaisir, et de me rembourser toutes les vies que je lui ai sauvées, à celui-là.

— Et le notaire m'a annoncé l'arrivée d'un nouveau patron, et là je me suis mordu les doigts jusqu'au sang. On peut comprendre ça, non ? Presque le même que Dario, mais avec quelque chose en moins, ou en plus, je ne sais pas. Et c'est simple, je me suis dit que tout n'était pas perdu et que je pouvais encore lui racheter les terrains avant qu'il comprenne… Même l'argent, même les coups de bâton, rien à faire, le nouveau Parisien était encore plus coriace que le premier.

... Noël 44, je peux pas t'assurer qu'on croyait encore beaucoup en Dieu. On avait tous quelqu'un dans la tête. Une fiancée, un enfant, et à tous ces gens on aurait aimé leur dire qu'on les avait défendus ou protégés. Mon cul, oui.. Quatre ans plus tard, on savait encore moins ce qu'on foutait là, à Noël. Et vraiment plus rien à bouffer, cette fois. On y croyait plus, en Dieu, ou alors on croyait qu'à lui, parce que ce vingt-cinq décembre-là, tu me crois si tu veux, on a vécu comme on pourrait dire : un miracle. Oui, un miracle, j'ai pas d'autre mot. On avait entendu qu'une garnison fasciste venait de s'installer à sept kilomètres de notre trou, avec du ravitaillement. On s'est demandé lequel d'entre nous irait, y en a deux qu'étaient cassants de froid, le petit Roberto il avait la trouille, et on peut pas dire que le Compare lui donnait des leçons de courage, mais de toute façon ce serait moi parce que je pouvais plus tenir là, j'en avais envie… Le Compare a essayé de me retenir, il avait peur d'y passer, loin de moi, et je lui ai promis de revenir. Robertino m'a donné ses chaussures et je suis parti. Et je suis revenu. Et je peux même pas te raconter comment ça s'est passé, parce que je m'en souviens pas beaucoup, j'ai discuté avec eux, j'ai fait semblant de parler, de les écouter, de leur demander des nouvelles d'Italie, mais tout ça j'en avais rien à foutre, tout ce que je voyais c'était la réserve de vivres. J'ai mangé, ils se sont foutus de ma gueule, un gradé m'a dit qu'il m'accueillait dans son détachement, j'avais qu'à mettre l'uniforme si je voulais avoir une chance de regagner le pays. J'ai joué les idiots, j'ai dit que ça pouvait attendre la fin de la nuit, ils sont tous allés se coucher, et je leur ai volé huit kilos de pâtes. Huit… Ça te dit quelque chose… Huit… J'ai mis tout ça dans une cantine, j'ai cru mourir de fatigue, mais je sais pas pourquoi, à l'idée que je devais m'éloigner d'eux, ça m'a poussé des forces partout, et je suis retourné vers les autres qui m'attendaient encore. On s'est tous mis à chialer quand j'ai montré le trésor. Jaune comme l'or… Je peux pas te dire aujourd'hui comment c'était mais… J'avais volé des pâtes sans savoir vraiment lesquelles, c'était la nuit noire… Et au petit matin j'ai compris qu'on avait devant nous, pour les jours à venir, huit kilos de rigatonis

Une gifle de Porteglia me fait revenir parmi eux. Ils ont fini leur assiette. Mangini se cure les dents, détendu, presque affalé dans sa chaise. Porteglia se ressert du vin et le déguste avec des glapissements de satisfaction.

— Quel beau miracle il nous a fait, le Signor Polsinelli… C'était une bonne idée, le jour du Gonfalone… Mais s'il y a quelque chose que je ne m'explique pas, c'est Marcello…

Ils se figent tous les deux en même temps, échangent un regard, puis s'approchent de moi.

— Vous allez nous le dire, hein… ? fait le neveu.

— Mais oui, il va nous le dire, ce qui s'est passé avec ce salopard d'aveugle. Je le connais depuis toujours, cet ivrogne. Je l'ai toujours vu en train de ramper et tendre la main, alors c'est pas moi qu'on va prendre pour un con avec cette histoire de miracle…

... Un miracle, à Noël, après tout, autant ce jour-là… La pasta, quand on l'a pas mangée depuis des mois et des mois, et même plus, c'est mieux qu'un miracle. Le Compare nous avait promis de ne pas les gâcher, ces pâtes, et que pour un jour de fête il ferait le mieux possible, alors il a récolté ce qu'il y avait de meilleur. Et il nous a inventé une recette sur place. Du maïs volé dans une grange, de la menthe, et des pissenlits. Le vrai bonheur, c'était d'avoir du rouge, de la tomate, mais ça, même Dieu il aurait pas pu nous en trouver là où on était, alors le Compare nous a inventé les rigatonis à l'albanaise… On a coupé le reste de bois pour faire un grand feu pour la marmite, on s'est installés autour, comme si on était au cinéma, et petit à petit l'odeur de la sauce nous est montée à la tête, et j'ai jamais senti un parfum aussi extraordinaire de toute ma vie, mon estomac s'est ouvert comme une crevasse, et je me suis dit que les huit kilos pouvaient y passer

Porteglia, cette fois, m'envoie un coup de poing dans le nez, ça craque en dedans, et ça se met à pisser doucement.

L'histoire de l'aveugle les a énervés. C'est le seul détail qui ne tourne pas rond dans la combine, et Mangini et son neveu ne me tueront pas avant de savoir. Du sang coule sur mes lèvres, et je ne sais pas… Je ne sais pas…

Mes yeux se gonflent tout à coup de larmes.

Après le festin, on est restés là une heure, sans rien lire, le ventre en l'air, à attendre que tout le corps vive son bonheur tout seul sans être dérangé. Tu penses bien qu'après la faim, on pensait tous à la même chose… Le vin… Le vin… Le rouge… Mais ça, même Dieu il aurait pas pu nous en trouver là où on était… Et demander deux miracles le même jour… Robertino, qu'avait des bons souvenirs de cathé, il nous racontait la multiplication du pain et du vin, on lui demandait de répéter le moment du vin, l'un de nous a juré que s'il rentrait au pays, il deviendrait viticulteur et qu'il vendrait rien à personne, mais il est pas rentré. Les huit kilos de rigatonis reculaient un peu l'échéance, on les a fait durer, durer, et le Compare avait pris l'habitude de sa sauce, on pouvait pas lui demander d'innover… Malgré tout on attendait la mort. On y pensait comme tous les soldats. Sauf que nous on était même plus soldats… J'te le dis, j'ai déjà payé, fils, pour toi et ton frère, et pour les fils que vous aurez, et il faut que jamais vous vous retrouviez dans un merdier pareil…

Mangini n'en peut plus. Mon silence n'a fait qu'enflammer sa hargne. Pourquoi me laisserait-il en vie ?

— T'en profiteras pas, de cet argent, Antonio… Ça me ferait trop de honte. Trop de mal. Et puis, comment je pourrais te laisser sortir d'ici, hein ? Maintenant que tu sais que j'ai tué l'autre petit crétin.