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J'ai bien essayé de parler.

De négocier.

De me débattre.

Mais je ne peux même plus ouvrir la bouche.

Je vais faire la même fin que toi, Dario.

Normalement je devrais avoir peur.

Mais ça ne vient pas.

Je ne sais pas pourquoi.

— Dommage… J'aurais bien aimé comprendre ce dernier tour du Dario… Comment il a rendu la vue à cet aveugle de merde… Parce que c'était une idée de Dario, hein ? Vous vous ressemblez vraiment, tous les deux…

Mangini m'empoigne le menton entre le pouce et l'index, il serre fort et tourne mon visage pour pouvoir le scruter d'encore plus près.

Sa voix s'est faite plus douce. Dans ses yeux, j'ai vu un petit éclat de tendresse, furtif.

— Toi… Antonio… T'es un peu comme Dario… Mais y a quelqu'un d'autre à qui tu ressembles encore plus… Bien plus… C'est pas étonnant, tiens…

En février, Robertino est mort sur le chemin de Tirana, et le Compare et moi, on s'est retrouvés tous les deux, comme toujours depuis le début. C'était même un mystère, on aurait dit qu'on était immortels tant qu'on restait ensemble, et en danger de mort si un s'éloignait un peu trop. On a marché en pensant au bateau. Et puis, une nuit, on a vu un campement, des bruits, du feu, et le Compare, à bout de force, a voulu y aller tout de suite, et je l'ai empêché, c'est vrai, on savait pas ce qu'on allait trouver, des Allemands, des résistants albanais, des fascistes, des amis ou des ennemis, il fallait plutôt attendre le matin. Et je me suis endormi en lui disant : « fais-moi confiance, imbécile, ça t'a pas porté malheur jusqu'à maintenant »… Tu me crois si je te dis qu'on m'a réveillé le matin avec un coup de botte… ? Des fascistes, j'avais gagné le gros lot, et j'ai pensé que le Compare et moi on était encore plus dans la merde que la veille, et je lève les veux et je vois ce con-là, debout, tout propre, tout noir. Au début j'ai pas bien compris, j'étais pas bien réveillé, je me souviens, je l'ai regardé en lui disant : « hé ho… t'es dingue ou quoi ? Faut qu'on rentre, on n'a pas que ça à foutre ». Je sais pas ce qu'il est allé leur raconter mais l'un d'eux a sorti un pistolet et m'a demandé de les suivre, j'ai couru comme un fou et j'ai reçu cette balle dans le haut de la jambe. Une douleur qui me lance encore aujourd'hui. Ils ont dû croire que j'étais mort, et personne n'est venu vérifier… Même pas lui

Je n'ai pas peur. Mangini me presse toujours le visage dans sa paume. Il saisit son arme et pointe le canon sur ma tempe.

— Pourquoi tu t'es mêlé de tout ça, Polsinelli ? Quand j'ai entendu le nom que tu portais, j'ai fait un saut dans le temps… Loin en arrière… De Polsinelli, j'en ai jamais connu qu'un…

Il me regarde encore plus intensément, je ne le supporte pas, je ferme à nouveau les yeux.

— C'est le diable qui l'avait fait exprès, de m'imposer ce coup du sort… Presque cinquante ans plus tard… Alors j'ai ri, en t'attendant.

Sa main s'est mise à trembler, mes paupières se sont contractées.

Après la détonation je me suis écroulé à terre, j'ai hurlé, et j'ai vu.

La vitre brisée.

Porteglia prostré à terre, et Mangini, debout, immobile, les deux mains soutenant son flanc droit.

Au-dehors, une silhouette, derrière la vitre.

Je n'ai rien.

Porteglia hurle, la porte s'ouvre. Je suis vivant. Mangini titube un instant puis se penche sur la table et y pose le front. Je n'ai jamais pensé que j'allais mourir.

On entre. Mangini relève la tête. Je suis bien. Tout va bien.

Mon père. Au seuil.

Il est là.

Porteglia rampe vers moi et me supplie.

Je n'ai jamais eu peur.

J'ai reconnu son pas claudicant, il avance vers Mangini, recharge son fusil et plaque le canon sur sa nuque.

Et je pensais au Compare en me disant, mais qu'est-ce qui lui a pris ? On s'est toujours débrouillés sans personne, sans l'armée, sans chef, sans arme, sans bouffe, avec juste l'envie de rentrer qui nous tenait au ventre, et tant qu'on était deux on évitait le pire, et on préférait être à poil plutôt que mettre une chemise, noire, rouge, ou kaki. Et j'ai eu de la peine pour lui, tiens… Passer aussi près de toutes ces conneries et tomber dedans quand on sent qu'on arrive au bout… Ça, je savais pas comment il allait vivre avec, rentré au pays. J'avais que de la pitié pour ce gars

Il n'a pas cherché mon regard. Il ne s'est occupé que de Mangini, vautré sur la table. Ils se sont dit des choses, avec les yeux, des choses qui ne me concernaient pas, et ça a pris du temps.

Deux vieillards.

Loin.

Il y a quarante-cinq ans de cela.

Ils en avaient, des choses à se dire, dans les regards.

L'un l'autre.

8

— On rentre ?

Ça aurait pu ressembler à une question, mais c'était bel et bien une proposition que j'aurais eu du mal à refuser. Encore une. Mais la dernière.

Dans le train, on n'a pas échangé beaucoup de paroles, le vieux avait envie de la boucler. Il a gardé le regard rivé sur la fenêtre pendant des heures et des heures, jusqu'à ce qu'il fasse noir, aux alentours de Pise. J'ai cherché la Tour penchée des yeux mais il m'a dit que c'était peine perdue. J'ai tout fait pour l'obliger à prendre l'avion. Une heure de voyage, vu son âge, ça me semblait une bonne idée. Pas à lui.

Il a tenu à rester trois jours à Sora avant notre départ, pour être sûr de ne plus entendre parler de cette histoire toute sa vie durant. Quand nous sommes partis de chez Mangini, Porteglia a prévenu les secours, et nous les avons croisés sur notre route. La messe venait d'être dite. Sant'Angelo était devenu un saint officiel, et son vin un nectar sacré. Les gens du Vatican m'attendaient au tournant. J'ai accepté leurs conditions, dans le moindre détail, et à partir de ce moment-là, mon père et moi, on s'est laissés guider par eux. Les Cadillac ont brutalement disparu de la circulation. Plus personne ne les a vus traîner dans Sora. Et ça m'a presque inquiété.

Mangini s'en est tiré, on l'a su dans le village dès le lendemain matin. On ne sait pas ce qu'il a dit pour expliquer la balle qu'il avait dans les côtes. Un accident, peut-être. S'il y était resté, tous les gens de la ville se seraient fait une raison. Le vieux Cesare aurait pu viser le cœur du Compare, j'en suis sûr. À croire qu'il voulait juste lui écourter un peu la vie. Ou bien a-t-il évité de l'achever devant moi. Y a-t-il une autre hypothèse ? A-t-il trouvé absurde de tirer sur un homme quand, quatre longues années durant, il s'est débrouillé pour ne jamais avoir à le faire.

Moi-même je serais incapable de dire quel arrangement tacite ils ont passé, les deux vieux. Jamais je ne saurai lequel des deux avait le plus envie de voir l'autre mort.

Mon père peut quand même se vanter d'avoir des vrais copains, au moins deux. L'un étant un pote de cure à qui il donne rendez-vous tous les ans, et qui cette année s'est contenté de lui envoyer des cartes postales vierges de Perros-Guirec, que mon père lui renvoyait dûment remplies, et que nous recevions dûment oblitérées au tampon de la ville. L'autre étant un certain Mimino, copain d'enfance de Sora qui l'a hébergé chez lui en lui donnant les renseignements dont il avait besoin, sans poser la moindre question. Il se préparait à un tête-à-tête avec Mangini quand j'ai déboulé au village, et il a reculé l'entrevue en attendant de savoir ce que je foutais là. Il est rarement sorti durant cette période, et uniquement la nuit, notamment celle où Marcello m'a fait des révélations. Je n'ai pas eu besoin de lui demander qui avait assommé Porteglia et m'avait traîné jusque dans la chapelle peu après. Résistant, le vieux. Sans doute retrouve-t-on quelques ressources endormies quand il s'agit de mettre à l'abri la marmaille. Pas étonnant qu'une carne pareille ait survécu à tant de nuisances historiques.