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C'était pas une raison pour te retrouver étendu là-dedans si vite. Je n'ai parlé de ta lettre à personne, mais je n'ai pas réussi à l'oublier entièrement. On dit que tu es mort d'une balle dans la tête, qu'on t'a retrouvé sur les quais de la Seine, à la limite d'Ivry. Tu crois que ça m'a surpris ? Je me refuse à admettre que tu n'as pas fait une grosse connerie, après toutes celles que tu m'as fait écrire. Je ne peux pas m'empêcher de penser que tu la méritais peut-être, cette balle, comme tu as mérité toutes les raclées que t'as reçues étant môme. C'était quoi, cette somme à rembourser « si on t'en laisse le temps » ? La promesse d'une culbute qui t'aurait fait devenir adulte ?

Et celle-là, sur ma gauche ? Elle pleure comme une fille qui s'appellerait Raphaëlle. Elle a trouvé en elle toutes les larmes que je n'ai pas su chercher. On ne mesure pas le chagrin à la même aune. Et la mienne n'est pas si grande.

Mais je ne suis pas le seul. Deux types postés à une dizaine de mètres de nous, l'un en bras de chemise et l'autre en blouson, assistent aux adieux, adossés à des platanes. Quelque chose me dit que ces gars-là ne vibrent d'aucun chagrin. Combien sommes-nous dans le même cas ? J'ai évité le goupillon de justesse mais j'ai embrassé la mère Trengoni. C'est pas que j'en avais vraiment envie mais j'ai le même âge que son gisant, et avec ma gueule de petit brun aux yeux noirs, je me suis dit qu'elle voulait peut-être sécher ses joues sur les miennes, un instant.

Quand elle m'a étreint si fort, je me suis senti prisonnier de sa douleur.

* * *

L'après-midi fut terriblement long. Ma mère m'a donné l'ordre formel de rester dans le quartier aussi longtemps qu'il le faudrait, sans pour autant me donner une raison valable. Mon père, moins vindicatif, m'a tout de même demandé de faire un effort. J'ai senti que c'était sérieux quand il a abandonné le dialecte pour un italien clair et pur, un toscan qu'il n'emploie que pour parler grave. Comme s'il abandonnait son parler paysan pour devenir un monsieur, un signore, bref, quelqu'un de crédible. Dans ces moments-là, rien ne m'inquiète plus que son passé simple, et sa troisième personne de politesse me cloue de trouille. La mère nous a servi un expresso à frôler la tachycardie, et il m'a expliqué ce qu'on attendait de moi.

On ne laissera pas la mère Trengoni souffrir en paix. La police ne sait pas trop comment procéder, avec une vieille femme brisée qui ne parle qu'un jargon déjà incompréhensible pour les « étrangers » vivant à un jet de pierre de son village natal. Ils n'ont pas encore réussi à l'interroger depuis qu'on a découvert le corps, à chaque fois ils provoquent une tragédie antique et se retrouvent trempés de larmes. J'ai tenté d'imaginer la tête de deux flics aux prises avec une grosse dame qui pleure dans une langue inconnue et qui refuse l'idée d'une balle dans la tête de son fils unique. Ils ont besoin d'un interprète qui aurait, du même coup, bien connu le défunt. L'interlocuteur idéal, quoi… Elle n'a pu citer qu'un seul nom.

Dario m'avait demandé de la version, désormais les flics veulent du thème, et moi je ne sais plus comment me défaire de cette langue que j'ai longtemps cherché à oublier. Personne ne se doute à quel point il m'est pénible de jongler avec les nuances chaloupées d'une langue qui ne m'inspire plus vraiment de respect. La version, passe encore, mais le thème… Je peux transformer E così sia en Ainsi soit-il, mais l'inverse me demande des heures. Et si je me méfie autant du thème c'est parce que j'ai déjà connu ce calvaire, poussé à son extrême, au centre de cancérologie Gustave-Roussy. En passant voir un ami je m'étais arrêté une seconde devant cette pancarte qui demandait des bénévoles bilingues français-italien, pour les 40 % de malades débarqués de tous les coins de la péninsule. Les ritals font plus confiance à leurs garagistes qu'à leurs médecins. Naïf, je m'étais dit que je pouvais être utile, au hasard de mes visites, à des malades angoissés qui ne comprenaient pas un traître mot aux terribles révélations des toubibs. Des petits services simples, gentils, sans conséquence.

Funeste erreur.

Ma candidature s'était répandue comme une traînée de poudre dans tout l'étage, des femmes sont arrivées, seules, entièrement chauves, ou avec des entants, chauves, dans des chaises roulantes, et des hommes tenant des goutte-à-goutte à bout de bras. Les nouveaux arrivants, les émigrants du cancer, tous pleins de comment, de pourquoi, et de combien de temps. Une avalanche de mots, une tornade d'espoirs, un magma d'angoisse, et tout ça retenu au fil fragile de la langue. Tous m'accaparant, me racontant leur histoire, me forçant à l'urgence de la confidence. Je m'en suis plutôt bien tiré, les infirmières ont pu répondre aux premières questions, les plus simples, les chambres, les repas, le fonctionnement de l'hôpital, les papiers à remplir. Un médecin m'a prié de l'accompagner dans une chambre, juste quelques minutes, pour une malade qu'il venait d'opérer la veille d'une tumeur au visage. Le nœud encore lâche dans ma tripe s'est resserré d'un coup. Comment on dit « tumeur », déjà ? Quand j'ai vu cette femme, la tête enrubannée de gaze, j'ai senti que le plus dur restait à faire. Le thème. Le toubib me demandait d'expliquer à la malade comment elle allait vivre la suite de son existence. Pas question de se tromper d'adjectif ou de choisir le mauvais adverbe, chercher un maximum d'exactitude dans une langue autre que la sienne. Restituer la précision du bilan glacé d'un chirurgien.

— Dites-lui que l'opération s'est bien passée, et que toutes les cellules malades sont parties.

Je traduis comme je peux, elle comprend, elle hoche la tête, je souffle.

— Dites-lui qu'on lui enlève les pansements dans une dizaine de jours. Dites-lui en revanche que la tumeur était plus importante que prévu, et que malgré une bonne chirurgie plastique, on ne pourra jamais rattraper cette cavité dans la joue gauche.

Depuis ce jour, j'ai dit adieu à la traduction.

Une chemise blanche, un blouson, je n'ai pas été surpris en les revoyant là, attablés autour d'une nappe cirée jaunâtre maculée de brûlures de cafetière. L'un d'eux scrute le calendrier des postes posé sur la table en écartant du bout des doigts la branche de rameaux qui perd ses feuilles sur le mois de mars. La vieille est là, un peu à l'écart, le voile noir rabattu derrière le front. Elle a voulu que je m'assoie près d'elle, ma main droite pétrie dans les siennes, et les inspecteurs ont fait semblant de trouver ça naturel. Je me suis présenté comme ex-copain de Dario, nous avons convenu de la difficulté de communication avec la vieille, ils m'ont remercié d'emblée pour le service, avant même la première question. Les flics de la commune de Vitry-sur-Seine, avec ses 35 000 immigrés de partout, sont confrontés à ça tous les jours. Discrets, compréhensifs, ils ne m'ont fait traduire que des questions simples et claires qui auraient pu se résumer à une seule : qui était Dario ? Le portrait qu'en avait fait le curé le matin même n'avait pas dû leur servir à grand-chose. Activités, moyens de subsistance, fréquentations, salaire. La vieille n'en a quasiment jamais rien su, c'est là le drame. Mais pourtant, il vivait ici, avec vous… ? Il sortait le matin, il revenait parfois le soir, il n'a jamais rien fait de mal. J'ai expliqué aux flics que pour une mamma italienne, voir son fils rentrer avant la nuit était la garantie formelle de son honnêteté.