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— Comprends pas…

— Chanter et danser, c'était les relations publiques, la publicité, la façade. Avec les dames, le Dario, il aurait pu s'offrir aux enchères. Tu sais ce que ça gagne, toi, un mec comme ça ?

— Dario… Un gigolo ?

— Il aurait pas aimé qu'on dise ça. Quand on a appris sa mort, ça nous a fait un coup, c'est vrai. On aime pas ça. Il avait pas de copains. Ce gars-là n'en voulait pas, tout ce qu'il voulait, c'est du fric, du fric. Comme tout le monde, d'accord, mais chez lui ça laissait pas de place aux bavardages.

— Pourquoi avait-il besoin d'autant d'argent ?

— Sais pas. Beaucoup et vite. Avec la gueule qu'il avait, et la voix, il aurait eu tort de se gêner, tiens. J'aurais bien aimé être foutu comme lui.

— Et madame Raphaëlle, c'est qui ?

Trop tard. Le vieux revient et son sbire la boucle instantanément. Au loin j'ai entendu le crooner entamer Come Prima.

– Ça plaît à votre public, ce genre de chansons ? Même mon grand-père trouvait ça démodé.

Avec des gestes posés il a remis mon portefeuille en place, a défroissé ma veste avec quelques balayages des mains, puis il a resserré mon nœud de cravate.

– Ça mé plé à moi, et ça souffi. Capisch ?

Il m'a pris sous son bras pour me raccompagner vers la sortie. Les gens s'écartaient sur notre passage, et j'ai eu l'impression d'être un type important.

— Tou sé chanter, Antonio Polsinelli ?

— Non. En tout cas, pas comme Dario.

— Personne pouvé chanté comé loui. Ma toi, si tou as bésoin dé travail, tu po vénir mé voir. T'as la gueule d'oun gosse dou pays. Ciao, ragazzo…

Je me suis retrouvé dehors, un peu sans le vouloir. Avec un mal de tête qui commençait à poindre. Avant de rejoindre ma voiture je suis resté un bon moment immobile, adossé à la porte du club, en essayant de maintenir les yeux ouverts afin de ne pas chavirer totalement. Je me serais même allongé une petite heure dans le caniveau en attendant que ça passe.

C'est là que j'ai vu la voiture garée sous mon nez. Une Jaguar gris métallisé, énorme, silencieuse, avec une silhouette au volant et une autre à l'arrière. Je n'ai pas eu le temps de réagir, le conducteur est sorti et a ouvert la portière arrière, côté trottoir, sans un mot. Le passager s'est penché au-dehors. Dans la pénombre je n'ai pas pu voir son visage.

— Monsieur Antonio. J'ai besoin de vous parler.

À la manière dont elle a dit ça, pas une seconde je n'ai pensé à un traquenard. Même si le patron du Up y était pour beaucoup dans ce rendez-vous. Au contraire, je me suis senti plutôt attiré vers cette voiture et sa mystérieuse occupante. Hier elle portait un voile noir, et ce soir, c'est la nuit tout entière qui la protège des regards.

* * *

Rien qu'à la voix j'aurais dû me douter de quelque chose. Une superbe voix de gravier, une tonalité travaillée par le tabac et les boissons corrosives, une onde sablonneuse qui crisse dans l'oreille. Cette voix-là sortait d'une gorge érodée par le temps et de lèvres striées aux commissures. Une dame, quoi.

Madame.

Un âge ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? Soixante peut-être. Mais paraissant avoir gardé ce visage-là, intact, depuis des lustres. Le chauffeur a filé droit vers un immeuble chic de l'avenue Victor-Hugo et a patienté en bas. Sans échanger la moindre parole, le moindre regard, je l'ai suivie jusqu'au premier étage et nous sommes entrés dans un appartement plus petit que je ne l'imaginais.

— Installez-vous…

Peut-être que je ferais bien de l'appeler madame, moi aussi. A-t-elle été une très belle femme avant aujourd'hui ? Ou l'est-elle devenue maintenant, après tant d'années ?

— Je ne cherche pas à vous retenir, vous savez. Il était tellement sauvage que je ne me serais jamais douté qu'il avait un ami, un vrai ami.

Au mot « ami » j'ai failli faire un petit rectificatif, mal à propos et sans aucun intérêt.

— Il m'a souvent parlé de vous.

— Pardon ?

— Vous semblez surpris… Antonio, ça voulait dire quelque chose, pour lui. Antonio il réussissait à l'école, Antonio il me faisait mes devoirs, Antonio il m'a empêché de faire plein de conneries… Si vous vous étiez fréquentés à l'âge adulte il n'aurait peut-être pas…

— Il aurait, de toute façon.

Sans bouger du fauteuil j'ai vite fait le tour de l'appartement. Le petit salon où ils ne devaient pas s'asseoir longtemps, tous les deux, une table basse où l'on jette les clés, pas le moindre appareillage de cuisine, un réfrigérateur dans un recoin servant uniquement aux glaçons et à l'eau gazeuse, et son pendant direct, un peu plus loin, le bar, rempli de bouteilles ocre et ambrées. Et la chambre, juste en face de moi, avec le grand lit dans ma ligne de mire. Une salle de bains attenante. Rien qui ne rappelle le quotidien mais uniquement l'extra, le momentané, la parenthèse.

— On ne venait là que pour coucher, si vous voulez savoir. Parfois le matin, souvent l'après-midi, en fait, dès que je pouvais.

– Ça ne me regarde pas.

— On rentrait, le plus souvent il me déshabillait dans l'entrée et on faisait l'amour, il ne me laissait pas tranquille une seconde. Après, il venait me regarder, sous la douche.

– Ça ne me regarde pas, j'ai insisté, gêné, en fuyant son regard.

Mais j'ai vite compris qu'elle ne cherchait ni à se confier ni à me choquer. Elle voulait juste parler de leur fièvre perdue et de son corps qui savait encore embraser celui d'un beau brun de trente ans. Elle m'a proposé un verre, une cigarette, la voyant s'évertuer à m'être agréable j'ai accepté la seconde.

— Je vous ai reconnu tout de suite, hier, au cimetière. Vous lui ressemblez, Antonio…

— Physiquement ?

— Oui, bien sûr, vous avez les mêmes cheveux, le même port de tête, et vous mettez aussi les mains dans vos poches pour monter les escaliers. Une question d'allure générale. Mais ça s'arrête là, Dario ne pouvait pas maintenir un silence de plus de dix secondes, il était brouillon et sans manières, il ne pouvait pas vivre un moment sans être obsédé par celui à venir. Il savait briser les instants de quiétude en deux mots, parce qu'il fallait que ça bouge, parce qu'il ne devait plus attendre que ça vienne sans rien faire, parce qu'un jour le monde apprendrait à le connaître. Quand il s'emportait, son italien revenait par flots dans nos conversations et je perdais le fil… Il disait souvent qu'un jour se produira un miracle qui…

— Il vous a coûté combien ?

On ne pose pas une question aussi malveillante, mais elle a fini par m'échapper. Si Mme Raphaëlle a les rides de son âge, elle en a aussi les privilèges. Elle a ri.

— En argent ? Je n'ai jamais compté. La première fois que je l'ai vu, c'était au dancing, et j'y suis retournée le lendemain, et tous les jours, jusqu'à ce que nous devenions plus…

— Plus intimes.

— Si vous voulez. À cette époque-là je payais, comme toutes les autres, et le prix fort. Dario, en bon professionnel qu'il était, a compris tout de suite que j'avais beaucoup d'argent. Quand le patron du Up lui a proposé de chanter, j'ai insisté pour qu'il accepte, et j'ai même voulu lui payer son manque à gagner. J'aurais tout fait pourvu qu'il se sorte des pattes de toutes ces…

Comment une femme comme elle a pu se fourvoyer dans une histoire pareille… L'oisiveté. L'ennui. Le stupre. Le jeu avec le feu. Le refus de vieillir. Quoi d'autre ? Comment Dario a-t-il pu se vendre avec autant de facilité ? La romance du crooner, je trouvais ça encore drôle, mais le gigolo vénal, c'est trop pour moi.

— Je sais bien ce que vous pensez… Mais cet argent n'était pas un salaire. Pour moi, Dario n'était pas un gigolo. Vous croyez qu'il m'aurait écrit une lettre pareille s'il n'y avait eu qu'une question de commerce ?