Выбрать главу

- Voilà.

Ô résurrection !.. Mais :

- Tu es sûr que ce ne sont pas des cailloux ? demanda l'autre.

Il y avait beaucoup de morceaux de plâtre par terre.

- Donne ! dit Katow.

Du bout des doigts, il reconnut les formes.

Il les rendit - les rendit - serra plus fort la main qui cherchait à nouveau la sienne, et attendit, tremblant des épaules, claquant des dents. « Pourvu que le cyanure ne soit pas décomposé, malgré le papier d'argent », pensa-t-il. La main qu'il tenait tordit soudain la sienne, et, comme s'il eût communiqué par elle avec le corps perdu dans l'obscurité, il sentit que celui-ci se tendait. Il enviait cette suffocation convulsive. Presque en même temps, l'autre : un cri étranglé auquel nul ne prit garde. Puis, rien.

Katow se sentit abandonné. Il se retourna sur le ventre et attendit. Le tremblement de ses épaules ne cessait pas.

Au milieu de la nuit, l'officier revint. Dans un chahut d'armes heurtées, six soldats s'approchèrent des condamnés. Tous les prisonniers s'étaient réveillés. Le nouveau fanal, lui aussi, ne montrait que de longues formes confuses - des tombes dans la terre retournée, déjà - et quelques reflets sur des yeux. Katow était parvenu à se dresser. Celui qui commandait l'escorte prit le bras de Kyo, en sentit la raideur, saisit aussitôt Souen ; celui-là aussi était raide. Une rumeur se propageait, des premiers rangs des prisonniers aux derniers. Le chef d'escorte prit par le pied une jambe du premier, puis du second : elles retombèrent, raides. Il appela l'officier. Celui-ci fit les mêmes gestes. Parmi les prisonniers, la rumeur grossissait. L'officier regarda Katow :

- Morts ?

Pourquoi répondre ?

- Isolez les six prisonniers les plus proches !

- Inutile, répondit Katow : c'est moi qui leur ai donné le cyanure.

L'officier hésita :

- Et vous ? demanda-t-il enfin.

- Il n'y en avait que pour deux, répondit Katow avec une joie profonde.

« Je vais recevoir un coup de crosse dans la figure », pensa-t-il.

La rumeur des prisonniers était devenue presque une clameur.

- Marchons, dit seulement l'officier.

Katow n'oubliait pas qu'il avait été déjà condamné à mort, qu'il avait vu les mitrailleuses braquées sur lui, les avait entendu tirer... « Dès que je serai dehors, je vais essayer d'en étrangler un, et de laisser mes mains assez longtemps serrées pour qu'ils soient obligés de me tuer. Ils me brûleront, mais mort. » À l'instant même, un des soldats le prit à bras-le-corps, tandis qu'un autre ramenait ses mains derrière son dos et les attachait. « Les petits auront eu de la veine, pensa-t-il. Allons ! supposons que je sois mort dans un incendie. » Il commença à marcher. Le silence retomba, comme une trappe, malgré les gémissements. Comme naguère sur le mur blanc, le fanal projeta l'ombre maintenant très noire de Katow sur les grandes fenêtres nocturnes ; il marchait pesamment, d'une jambe sur l'autre, arrêté par ses blessures ; lorsque son balancement se rapprochait du fanal, la silhouette de sa tête se perdait au plafond. Toute l'obscurité de la salle était vivante, et le suivait du regard pas à pas. Le silence était devenu tel que le sol résonnait chaque fois qu'il le touchait lourdement du pied ; toutes les têtes, battant de haut en bas, suivaient le rythme de sa marche, avec amour, avec effroi, avec résignation, comme si, malgré les mouvements semblables, chacun se fût dévoilé en suivant ce départ cahotant. Tous restèrent la tête levée : la porte se refermait.

Un bruit de respirations profondes, le même que celui du sommeil, commença à monter du sol : respirant par le nez, les mâchoires collées par l'angoisse, immobiles maintenant, tous ceux qui n'étaient pas encore morts attendaient le sifflet.

Le lendemain.

Depuis plus de cinq minutes, Gisors regardait sa pipe. Devant lui, la lampe allumée « ça n'engage à rien », la petite boîte à opium ouverte, les aiguilles nettoyées. Dehors, la nuit ; dans la pièce, la lumière de la petite lampe et un grand rectangle clair, la porte ouverte de la chambre voisine où on avait apporté le corps de Kyo. Le préau avait été vidé pour de nouveaux condamnés, et nul ne s'était opposé à ce que les corps jetés dehors fussent enlevés. Celui de Katow n'avait pas été retrouvé. May avait rapporté celui de Kyo, avec les précautions qu'elle eût prises pour un très grand blessé. Il était là, allongé, non pas serein, comme Kyo, avant de se tuer, avait pensé qu'il deviendrait, mais convulsé par l'asphyxie, déjà autre chose qu'un homme. May le peignait avant la toilette funèbre, parlant par la pensée à la dernière présence de ce visage avec d'affreux mots maternels qu'elle n'osait prononcer de peur de les entendre elle-même. « Mon amour », murmurait-elle, comme elle eût dit « ma chair », sachant bien que c'était quelque chose d'elle-même, non d'étranger, qui lui était arraché ; « ma vie... » Elle s'aperçut que c'était à un mort qu'elle disait cela. Mais elle était depuis longtemps au delà des larmes.

« Toute douleur qui n'aide personne est absurde », pensait Gisors hypnotisé par sa lampe, réfugié dans cette fascination. « La paix est là. La paix. » Mais il n'osait pas avancer la main. Il ne croyait a aucune survie, n'avait aucun respect des morts ; mais il n'osait pas avancer la main.

Elle s'approcha de lui. Bouche molle, chavirée dans ce visage au regard perdu... Elle lui posa doucement les doigts sur le poignet.

- Venez, dit-elle d'une voix inquiète, presque basse. Il me semble qu'il s'est un peu réchauffé...

Il chercha les yeux de ce visage si douloureux, mais nullement égaré. Elle le regardait sans trouble, moins avec espoir qu'avec prière. Les effets du poison sont toujours incertains ; et elle était médecin. Il se leva, la suivit, se défendant contre un espoir si fort qu'il lui semblait que s'il s'abandonnait à lui il ne pourrait résister à ce qu'il lui fût retiré. Il toucha le front bleuâtre de Kyo, ce front qui ne porterait jamais de rides : il était froid, du froid sans équivoque de la mort. Il n'osait retirer ses doigts, retrouver le regard de May, et il laissait le sien fixé sur la main ouverte de Kyo, où déjà des lignes commençaient à s'effacer...

- Non, dit-il, retournant à la détresse. Il ne l'avait pas quittée. Il s'aperçut qu'il n'avait pas cru May.

- Tant pis... répondit-elle seulement.

Elle le regarda partir dans la pièce voisine, hésitant. À quoi pensait-il ? Tant que Kyo était là, toute pensée lui était due. Cette mort attendait d'elle quelque chose, une réponse qu'elle ignorait mais qui n'en existait pas moins. Ô chance abjecte des autres, avec leurs prières, leurs fleurs funèbres ! Une réponse au delà de l'angoisse qui arrachait à ses mains les caresses maternelles qu'aucun enfant n'avait reçu d'elle, de l'épouvantable appel qui fait parler aux morts par les formes les plus tendres de la vie. Cette bouche qui lui avait dit hier : « J'ai cru que tu étais morte », ne parlerait plus jamais ; ce n'était pas avec ce qui restait ici de vie dérisoire, un corps, c'était avec la mort même qu'il fallait entrer en communion. Elle restait là, immobile, arrachant de ses souvenirs tant d'agonies contemplées avec résignation, toute tendue de passivité dans le vain accueil qu'elle offrait sauvagement au néant.

Gisors s'était allongé de nouveau sur le divan. « Et, plus tard, je devrai me réveiller... » Combien de temps chaque matin lui apporterait-il de nouveau cette mort ? La pipe était là : la paix. Avancer la main, préparer la boulette : après un quart d'heure, penser à la mort même avec une indulgence sans limites, comme à quelque paralytique qui lui eût voulu du mal : elle cesserait de pouvoir l'atteindre ; elle perdrait toute prise et glisserait doucement dans la sérénité universelle. La libération était là, tout près. Nulle aide ne peut être donnée aux morts. Pourquoi souffrir davantage ? La douleur est-elle une offrande à l'amour, ou à la peur ?.. Il n'osait toujours pas toucher le plateau, et l'angoisse lui serrait la gorge en même temps que le désir et les sanglots refoulés : Au hasard, il saisit la première brochure venue (il ne touchait jamais aux livres de Kyo, mais il savait qu'il ne la lirait pas). C'était un numéro de la Politique de Pékin tombé là lorsqu'on avait apporté le corps et où se trouvait le discours pour lequel Gisors avait été chassé de l'Université. En marge, de l'écriture de Kyo : « Ce discours est le discours de mon père. » Jamais il ne lui avait dit même qu'il l'approuvât. Gisors referma la brochure avec douceur et regarda son espoir mort.