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(Mon ami, pensa Ferral, ton Établissement a exigé de l'État, le mois dernier, un relèvement de tarifs douaniers de 32% ; pour faciliter, sans doute, la libre concurrence).

« ... Alors ? Notre métier est de prêter de l'argent sur garanties, comme il a été dit très justement. Les garanties que nous propose M. Ferral... vous avez entendu M. Ferral lui-même. L'État veut-il se substituer ici à M. Ferral, et nous donner les garanties contre lesquelles nous accorderons au Consortium les fonds dont il a besoin ? En un mot, l'État fait-il sans compensation appel à notre dévouement ou nous demande-t-il - lui et non M. Ferral - de faciliter une opération de trésorerie, même à long terme ? Dans le premier cas, n'est-ce pas, notre dévouement lui est acquis, mais enfin il faut tenir compte de nos actionnaires ; dans le second, quelles garanties nous offre-t-il ? »

Langage chiffré complet, pensait Ferral. Si nous n'étions pas en train de jouer une comédie, le ministre répondrait : « Je goûte le comique du mot dévouement. L'essentiel de vos bénéfices vient de vos rapports avec l'État. Vous vivez de commissions, fonction de l'importance de votre établissement, et non d'un travail ni d'une efficacité. L'État vous a donné cette année cent millions, sous une forme ou une autre ; il vous en reprend vingt, bénissez son nom et rompez. » Mais il n'y a aucun danger. Le ministre prit dans un tiroir de son bureau une boîte de caramels mous, et la tendit à la ronde. Chacun en mangea un, sauf Ferral. Il savait maintenant ce que voulaient les délégués des Établissements : payer puisqu'il était impossible de quitter ce cabinet sans accorder quelque chose au ministre, mais payer le moins possible. Quant à celui-ci... Ferral attendait, assuré qu'il était en train de penser : « Qu'est-ce que Choiseul eût semblé faire à ma place ? » Semblé : le ministre ne demandait pas aux grands de la royauté des leçons de volonté, mais de maintien ou d'ironie.

- M. le Directeur-adjoint du Mouvement général des Fonds, dit-il en frappant la table à petits coups de crayon, vous dira comme moi que je ne puis vous donner ces garanties sans un vote du Parlement. Je vous ai réunis, messieurs, parce que la question que nous débattons intéresse le prestige de la France ; croyez-vous que ce soit une façon de le défendre que de porter cette question devant l'opinion publique ?

- Chans dloute, chans dloute, mais pelmettez, monfieur le ministre...

Silence ; les représentants, mastiquant leurs caramels fuyaient dans un air méditatif l'accent auvergnat dont ils se sentaient tout à coup menacés s'ils ouvraient la bouche. Le ministre les regardait sans sourire, l'un après l'autre, et Ferral, qui le voyait de profil du côté de son œil de verre, le regardait comme un grand ara blanc, immobile et amer parmi les oiseaux.

- Je vois donc, messieurs, reprit le ministre, que nous sommes d'accord sur ce point. De quelque façon que nous envisagions ce problème, il est nécessaire que les dépôts soient remboursés. Le Gouvernement général de l'Indochine participerait au renflouement du Consortium pour un cinquième. Quelle pourrait être votre part ?

Maintenant, chacun se réfugiait dans son caramel. « Petit plaisir, se dit Ferral. Il a envie de se distraire, mais le résultat eût été le même sans caramels... » Il connaissait la valeur de l'argument avancé par le ministre. C'était son frère qui avait répondu à ceux qui demandaient au Mouvement général des Fonds une conversion sans vote du Parlement : « Pourquoi ne donnerais-je pas ensuite d'autorité deux cents millions à ma petite amie ? »

Silence. Plus long encore que les précédents. Les représentants chuchotaient entre eux.

- Monsieur le Ministre, dit Ferral, si les affaires saines du Consortium sont, d'une façon ou d'une autre, reprises ; si les dépôts doivent être, en tout état de cause, remboursés, ne croyez-vous pas qu'il y ait lieu de souhaiter un effort plus grand, mais dont le maintien du Consortium ne soit pas exclu ? L'existence d'un organisme français aussi étendu n'a-t-elle pas aux yeux de l'État une importance égale à celle de quelques centaines de millions de dépôts.

- Cinq millions n'est pas un chiffre sérieux, messieurs, dit le ministre. Dois-je faire appel d'une façon plus pressante au dévouement dont vous avez parlé ? Je sais que vous tenez, que vos Conseils tiennent, à éviter le contrôle des banques par l'État. Croyez-vous que la chute d'affaires comme le Consortium ne pousse pas l'opinion publique à exiger ce contrôle d'une façon qui pourrait devenir impérieuse, et, peut-être, urgente ? »

De plus en plus chinois, pensait Ferral. Ceci veut dire uniquement : « Cessez de me proposer des cinq millions ridicules. » Le contrôle des banques est une menace absurde lorsqu'elle est faite par un gouvernement dont la politique est à l'opposé de mesures de ce genre. Et le ministre n'a pas plus envie d'y recourir réellement que celui des représentants qui tient dans son jeu l'agence Havas n'a envie de mener une campagne de presse contre le ministre. L'État ne peut pas plus jouer sérieusement contre les banques qu'elles contre lui. Toutes les complicités : personnel commun, intérêts, psychologie. Lutte entre chefs de service d'une même maison, et dont la maison vit, d'ailleurs. Mais mal. Comme naguère à l'Astor, il ne se sauvait que par la nécessité de ne pas faiblir et de ne montrer aucune colère. Mais il était battu : ayant fait de l'efficacité sa valeur essentielle, rien ne compensait qu'il se trouvât en face de ces hommes dont il avait toujours méprisé la personne et les méthodes, dans cette position humiliée. Il était plus faible qu'eux, et, par là, dans son système même, tout ce qu'il pensait était vain.

- Monsieur le Ministre, dit le délégué le plus âgé, nous tenons à montrer une fois de plus à l'État notre bonne volonté ; mais, s'il n'y a pas de garanties, nous ne pouvons, à l'égard de nos actionnaires, envisager un crédit consortial plus élevé que le montant des dépôts à rembourser, et garanti par la reprise que nous ferions des affaires saines du groupe. Dieu sait que nous ne tenons pas à cette reprise, que nous la ferons par respect de l'intérêt supérieur de l'État...

Ce personnage, pensait Ferral, est vraiment inouï, avec son air de professeur retraité transformé en Œdipe aveugle. Et tous les abrutis, la France même, qui viennent demander -  des conseils à ses directeurs d'agences, et à qui sont jetés les fonds d'État en peau de chagrin lorsqu'il faut construire des chemins de fer stratégiques en Russie, en Pologne, au pôle Nord ! Depuis la guerre, cette brochette assise sur le canapé a coûté à l'épargne française, rien qu'en fonds d'État, dix-huit milliards. Très bien : comme il le disait il y a dix ans : « Tout homme qui demande des conseils pour placer sa fortune à une personne qu'il ne connaît pas intimement est justement ruiné. » Dix-huit milliards. Sans parler des quarante milliards d'affaires commerciales. Ni de moi.

- Monsieur Damiral ? dit le ministre.

- Je ne puis que m'associer, monsieur le Ministre, aux paroles que vous venez d'entendre. Comme M. de Morelles, je ne puis engager l'établissement que je représente sans les garanties dont il a parlé. Je ne saurais le faire sans manquer aux principes et aux traditions qui ont fait de cet établissement un des plus puissants de l'Europe, principes et traditions souvent attaqués, mais qui lui permettent d'apporter son dévouement à l'État quand celui-ci fait appel à lui comme il l'a fait il y a cinq mois, comme il le fait aujourd'hui, comme il le fera peut-être demain. C'est la fréquence de ces appels, monsieur le Ministre, et la résolution que nous avons prise de les entendre, qui me contraignent à demander les garanties que ces principes et ces traditions exigent que nous assurions à nos déposants, et grâce auxquelles, - je me suis permis de vous le dire, monsieur le Ministre, - nous sommes à votre disposition. Sans doute pourrons-nous disposer de vingt millions.