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Il haussa l'épaule avec indifférence :

- Grâce à Karna, je suis ici professeur libre d'histoire de l'art occidental... Je reviens à mon premier métier, vous voyez...

Elle cherchait ses yeux, stupéfaite :

- Même maintenant, dit-elle, alors que nous sommes politiquement battus, que nos hôpitaux sont fermés, des groupes clandestins se reforment dans toutes les provinces. Les nôtres n'oublieront plus qu'ils souffrent à cause d'autres hommes, et non de leurs vies antérieures. Vous disiez : « Ils se sont éveillés en sursaut d'un sommeil de trente siècles dont ils ne se rendormiront pas. » Vous disiez aussi que ceux qui ont donné conscience de leur révolte à trois cents millions de misérables n'étaient pas des ombres comme les hommes qui passent, - même battus, même suppliciés, même morts...

Elle se tut un instant :

- Ils sont morts, maintenant, reprit-elle.

- Je le pense toujours, May. C'est autre chose... La mort de Kyo, ce n'est pas seulement la douleur, pas seulement le changement, c'est... une métamorphose. Je n'ai jamais aimé beaucoup le monde : c'était Kyo qui me rattachait aux hommes, c'était par lui qu'ils existaient pour moi... Je ne désire pas aller à Moscou. J'y enseignerais misérablement. Le marxisme a cessé de vivre en moi. Aux yeux de Kyo c'était une volonté, n'est-ce pas ? mais aux miens c'est une fatalité, et je m'accordais à lui parce que mon angoisse de la mort s'accordait à la fatalité. Il n'y a presque plus d'angoisse en moi, May ; depuis que Kyo est mort, il m'est indifférent de mourir. Je suis à la fois délivré (délivré !..) de la mort et de la vie. Qu'irais-je faire là-bas ?

- Changer à nouveau, peut-être.

- Je n'ai pas d'autre fils à perdre.

Il n'avait guère de goût pour les femmes à demi viriles. Elle ne l'atteignait que par l'amour qu'il lui prêtait pour Kyo, par celui que Kyo avait éprouvé pour elle. Encore que cet amour intellectuel et ravagé, dans la mesure où il le devinait, lui fût tout étranger. Lui avait aimé une japonaise parce qu'il aimait la tendresse, parce que l'amour à ses yeux n'était pas un conflit mais la contemplation confiante d'un visage aimé, l'incarnation de la plus sereine musique, - une poignante douceur. Il approcha de lui le plateau à opium, prépara une pipe. Sans rien dire elle lui montra du doigt l'un des coteaux proches : attachés par l'épaule, une centaine de coolies y tiraient quelque poids très lourd et qu'on ne voyait pas, avec le geste millénaire des esclaves.

- Oui, dit-il, oui.

« Pourtant, reprit-il après un instant, prenez garde : ceux-ci sont prêts à se faire tuer pour le japon.

- Combien de temps encore ?

- Plus longtemps que je ne vivrai.

Gisors avait fumé sa pipe d'un trait. Il rouvrit les yeux :

- On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pour quoi nous sommes faits. Tout vieillard est un aveu, allez, et si tant de vieillesses sont vides, c'est que tant d'hommes l'étaient et le cachaient. Mois cela même est sans importance. Il faudrait que les hommes pussent savoir qu'il n'y a pas de réel, qu'il est des mondes de contemplation - avec ou sans opium - où tout est vain...

- Où l'on contemple quoi ?

- Peut-être pas autre chose que cette vanité... C'est beaucoup.

Kyo avait dit à May : « L'opium joue un grand rôle dans la vie de mon père, mais je me demande parfois s'il la déterminé ou s'il justifie certaines forces qui l'inquiètent lui-même... »

- Si Tchen, reprit Gisors, avait vécu hors de la Révolution, songez qu'il eût sans doute oublié ses meurtres. Oublié...

- Les autres ne les ont pas oubliés ; il y a eu deux attentats terroristes depuis sa mort. Je ne l'ai pas connu : il ne supportait pas les femmes ; mais je crois qu'il n'aurait pas vécu hors de la Révolution même un an. Il n'y a pas de dignité qui ne se fonde sur la douleur.

À peine l'avait-il écoutée.

- Oublié... reprit-il. Depuis que Kyo est mort, j'ai découvert la musique. La musique seule peut parler de la mort. J'écoute Kama, maintenant, dès qu'il joue. Et pourtant, sans effort de ma part (il parlait pour lui-même autant qu'à May), de quoi me souviens-je encore ? Mes désirs et mon angoisse, le poids même de ma destinée, ma vie, n'est-ce pas...

(Mais pendant que vous vous délivrez de votre vie, pensait-elle, d'autres Katow brûlent dans les chaudières, d'autres Kyo...)

Le regard de Gisors, comme s'il eût suivi son geste d'oubli, se perdit au dehors : au delà de la route, les mille bruits de travail du port semblaient repartir avec les vagues vers la mer radieuse. Ils répondaient à l'éblouissement du printemps japonais pour tout l'effort des hommes, par les navires, les élévateurs, les autos, la foule active. May pensait à la lettre de Peï : c'était dans le travail à poigne de guerre déchaîné sur toute la terre russe, dans la volonté d'une multitude pour qui ce travail s'était fait vie, qu'étaient réfugiés ses morts. Le ciel rayonnait dans les trous des pins comme le soleil ; le vent qui inclinait mollement les branches glissa sur leurs corps étendus. Il sembla à Gisors que ce vent passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la première fois, l'idée que s'écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la mort ne le sépara pas du monde mais l'y relia dans un accord serein. Il regardait l'enchevêtrement des grues au bord de la ville, les paquebots et les barques sur la mer, les taches humaines sur la route. « Tous souffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu'il pense. Tout au fond, l'esprit ne pense l'homme que dans l'éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu'angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l'esprit, mais avec l'opium. Que de souffrances éparses dans cette lumière disparaîtraient, si disparaissait la pensée... » Libéré de tout, même d'être homme, il caressait avec reconnaissance le tuyau de sa pipe, contemplant l'agitation de tous ces êtres inconnus qui marchaient vers la mort dans l'éblouissant soleil, chacun choyant au plus secret de soi-même son parasite meurtrier. « Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu'est une destinée humaine sinon une vie d'efforts pour unir ce fou et l'univers... » Il revit Ferral, éclairé par la lampe basse sur la nuit pleine de brume, écoutant : « Tout homme rêve d'être dieu... »

Cinquante sirènes à la fois envahirent l'air : ce jour était veille de fête, et le travail cessait. Avant tout changement du port, des hommes minuscules gagnèrent, comme des éclaireurs, la route droite qui menait à la ville, et bientôt la foule la couvrit, lointaine et noire, dans un vacarme de klaxons : patrons et ouvriers quittaient ensemble le travail. Elle venait comme à l'assaut, avec le grand mouvement inquiet de toute foule contemplée à distance. Gisors avait vu la fuite des animaux vers les sources, à la tombée de la nuit : un, quelques-uns, tous, précipités vers l'eau par une force tombée avec les ténèbres ; dans son souvenir, l'opium donnait à leur ruée cosmique une sauvage harmonie, alors que les hommes perdus dans le lointain vacarme de leurs socques lui semblaient tous fous, séparés de l'univers dont le cœur battant quelque part là-haut dans la lumière palpitante les prenait et les rejetait à la solitude, comme les grains d'une moisson inconnue. Légers, très élevés, les nuages passaient au-dessus des pins sombres et se résorbaient peu à peu dans le ciel ; et il lui sembla qu'un de leurs groupes, celui-là précisément, exprimait les hommes qu'il avait connus ou aimés, et qui étaient morts. L'humanité était épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance, éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt ; mais même le sang, même la chair, même la douleur, même la mort se résorbaient là-haut dans la lumière comme la musique dans la nuit silencieuse : il pensa à celle de Kama, et la douleur humaine lui sembla monter et se perdre comme le chant même de la terre ; sur la paix frémissante et cachée en lui comme son cœur, la douleur possédée refermait lentement ses bras inhumains.