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M. Galpin-Daveline s'était laissé tomber sur une chaise.

– C'est inouï! balbutia-t-il, inouï…

– Cependant ils s'expliquent, et bientôt ils arrivaient à reconnaître qu'ils étaient également innocents… Alors monsieur Jacques suppliait madame de Claudieuse de le sauver, et elle répondait qu'elle ne le sauverait certainement pas au prix de sa réputation, et pour qu'une fois sauvé il épousât mademoiselle de Chandoré. Alors, il lui disait: «Eh bien, je révélerai tout.» Et elle: «On ne te croira pas; je nierai, tu n'as pas de preuves!…» Désespéré, il lui reprochait de ne l'avoir jamais aimé. Elle lui jurait qu'elle l'adorait plus que jamais, au contraire, et que, puisqu'il avait réussi à s'évader, elle était prête à tout quitter pour passer avec lui à l'étranger. Et elle le conjurait de fuir, d'une voix qui me troublait jusque dans l'âme, avec des paroles d'amour comme je n'en ai jamais entendu, avec des regards qui vous brûlaient. Quelle femme!… Je ne croyais pas qu'il pût résister… Il résistait cependant et, tout enflammé de colère, il s'écriait qu'il préférait le bagne… Elle ricanait et disait: «Eh bien, soit! tu iras au bagne…»

Quoiqu'il entrât dans bien des détails, encore il était évident que Cheminot ne disait pas tout.

Pourtant, M. Daubigeon n'osait pas le questionner, craignant de rompre le fil de son récit.

– Mais tout cela n'est rien, continuait le vagabond. Pendant que monsieur Jacques et madame de Claudieuse se disputaient ainsi, je venais de voir la porte du salon s'ouvrir tout doucement, et apparaître comme un fantôme enveloppé de son linceul… C'était le comte de Claudieuse. Son visage était effrayant, et il tenait à la main un revolver. Il était appuyé contre le chambranle de la porte et il écoutait, pendant que sa femme et l'autre parlaient de leurs amours d'autrefois. À certaines paroles, il levait son arme comme pour faire feu… puis il baissait le bras et continuait à écouter. C'était si terrible que je n'avais pas un fil de sec sur moi! J'avais toutes les peines du monde à me retenir de crier à monsieur Jacques et à madame de Claudieuse: «Malheureux!… vous ne voyez donc pas que le mari est là!…» Non, ils ne voyaient rien, car ils étaient comme fous de désespoir et de rage, et même monsieur Jacques levait la main sur madame de Claudieuse: «Je vous défends de frapper ma femme», dit alors le comte. Ils se retournent, ils le voient et poussent un cri effrayant. La comtesse tombe comme une masse sur un fauteuil… J'étais comme hébété. Jamais je n'ai vu un homme si beau que monsieur Jacques en ce moment… Au lieu de chercher à s'échapper, il écartait son paletot, et présentant la poitrine: «Tirez! disait-il au mari, c'est votre droit, vengez-vous!» Monsieur de Claudieuse ricanait: «C'est la justice qui me vengera. – Vous savez bien que je suis innocent. – Raison de plus. – Me laisser condamner serait abominable. – Je ferai mieux: pour être plus sûr de votre condamnation, je dirai que je vous ai reconnu…» Le comte voulut s'avancer, en disant cela; mais il était mourant, cet homme, bonnes gens!… et il tomba tout de son long en avant… La peur alors me prit, je me sauvai…

Grâce à un puissant effort de volonté, le procureur de la République maîtrisait, tant bien que mal, les émotions qui le bouleversaient. D'une voix fort altérée:

– Comment n'êtes-vous pas venu raconter immédiatement tout cela? demanda-t-il à Cheminot.

Le vagabond secoua la tête:

– J'en ai eu envie, je n'ai pas osé. Monsieur le juge doit me comprendre… Je craignais qu'on ne me fît payer cher mon évasion…

– Votre silence exposait la justice à une déplorable erreur.

– Je ne pouvais croire que monsieur Jacques fût condamné. Je me disais: des gros comme lui, qui ont de bons avocats, s'en tirent toujours… Je ne pensais pas, d'ailleurs, que le comte de Claudieuse tînt ses menaces. Être trahi par sa femme, c'est dur. Mais envoyer un innocent aux galères…

– Vous voyez, cependant…

– Ah! si j'avais pu prévoir!… Mes intentions étaient bonnes, et si je ne suis pas venu tout de suite dénoncer la chose, je m'étais bien juré que je la dénoncerais s'il arrivait malheur à monsieur Jacques. Et la preuve, c'est qu'au lieu de me sauver bien loin, je me suis caché au Mouton-Rouge, décidé à y attendre le jugement. Dès que je l'ai connu, je n'ai pas hésité, je me suis livré aux gendarmes.

Surmontant son écrasante stupeur, M. Daveline s'était dressé.

– Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il. L'argent qu'il nous a montré est le prix de son faux témoignage. Comment admettre son récit?…

– Nous allons le vérifier, interrompit M. Daubigeon.

Il sonna, et un huissier s'étant présenté:

– Mes ordres sont-ils exécutés? demanda-t-il.

– Oui, monsieur, répondit l'huissier. Monsieur de Boiscoran et la bonne de monsieur de Claudieuse sont là…

– Introduisez la bonne. Lorsque je sonnerai, vous ferez entrer monsieur de Boiscoran…

Cette bonne était une grosse Saintongeoise, à la taille plate et carrée. Elle était fort émue et avait un pouce de rouge sur les joues.

– Vous souvient-il, lui demanda M. Daubigeon, qu'un des soirs de l'autre semaine, un homme s'est présenté chez vos maîtres?

– Oh! très bien! répondit la brave fille. Je ne voulais pas le recevoir; mais comme il m'a dit qu'il était envoyé par les juges, je l'ai fait entrer…

– Le reconnaîtriez-vous?

– Parfaitement.

Le procureur de la République tira sa sonnette, la porte s'ouvrit, Jacques parut, l'étonnement peint sur le visage.

– C'est lui! s'écria la bonne.

– Pourrais-je savoir?… commença le malheureux.

– En ce moment, rien! répondit M. Daubigeon. Retirez-vous et… bon espoir.

Mais, tel qu'un homme pris d'éblouissement, Jacques demeurait immobile, les talons cloués au sol, promenant autour de lui un regard hébété de stupeur.

Comment eût-il compris? On était venu brusquement le tirer de sa prison, on l'avait amené au palais de justice, et là il trouvait en présence Frumence Cheminot, qu'il croyait bien loin, et la domestique de M. de Claudieuse.

M. Galpin-Daveline paraissait consterné. M. Daubigeon, la figure radieuse, lui disait d'espérer. D'espérer quoi? Comment? À quel propos?…

Et Méchinet qui lui faisait des signes…

Il fallut que l'huissier qui l'avait amené l'entraînât.

Et tout aussitôt:

– Maintenant, ma bonne fille, reprit le procureur de la République, est-ce que la visite de ce monsieur que vous venez de reconnaître n'a pas été signalée par certaines circonstances particulières?

– Il y a eu entre mes maîtres et lui une scène très forte.

– Vous y avez assisté?

– Non, mais je suis sûre de ce que je dis.

– Comment cela?

– Ah! voilà! Lorsque je suis montée prévenir madame la comtesse qu'un monsieur, qui venait de la part des juges, l'attendait au salon, elle s'est dépêchée de descendre en me commandant de rester près de monsieur le comte. J'ai obéi, naturellement. Mais madame était à peine en bas que j'entendis un grand cri. Monsieur, tout assoupi qu'il semblait être, l'entendit aussi; car il se haussa sur ses oreillers en me demandant où était madame. Je le lui dis, et déjà il se retournait pour tâcher de se rendormir, quand de grands éclats de voix montèrent jusqu'à nous. «C'est bien extraordinaire!» dit monsieur. Je lui proposai d'aller voir ce que ce pouvait être, mais il me défendit rudement de bouger. Et comme les éclats de voix redoublaient: «C'est moi qui vais descendre, me dit-il, donnez-moi ma robe de chambre.» Malade comme il l'était, exténué, mourant, c'était une imprudence qui pouvait lui coûter la vie. Je me risquai à le lui faire remarquer; mais il me répondit en jurant de me taire et de faire ce qu'il m'ordonnait.