Plusieurs étudiants opinent du chef, et un Jim soulagé s’empresse d’écrire des exemples au tableau, scriitch ! « Wow, fais gaffe avec cette craie, mon Jim. » Il est décidément absent, ce soir. Quel est le problème ?
— C’est comme ça que vous l’avez présenté quand je vous ai posé la question la semaine dernière, ajoute Tash, qui se met à gribouiller les exemples dans son propre bloc-notes.
Puis, quand le cours est terminé, Jim ramasse rapidement ses affaires et passe la porte avant même que Tash ait le temps de se lever. Trop contrarié pour en parler ? Ça, c’est inhabituel.
Tash secoue la tête en quittant les bunkers de béton qui surplombent les immeubles d’Arroyo Trabuco. Dommage. Enfin, peut-être qu’il en apprendra davantage plus tard, quand Jim aura eu l’occasion de se calmer. Dans l’intervalle, il ne peut pas se soucier de ça ; il faut qu’il se prépare pour aller surfer.
Oui, il est un tout petit peu plus de 10 heures du soir, et Tashi va rentrer chez lui, manger et réparer un peu le cerveau de sa bagnole, puis tracer jusqu’à Newport Beach et aller surfer. C’est la dernière nouveauté ; après tout, les vagues sont envahies de hordes de surfeurs dans la journée, et par conséquent – réfléchissez-y –, si on veut les éviter, on n’a pas d’autre choix que de surfer de nuit.
Tous ses amis étaient partis d’un fou rire quand il avait exposé cette idée. Elle était caractéristique de la marque déposée Tashi : poursuivre une solution jusqu’à une conclusion logique mais folle ; Tashi, avait déclaré Jim, ne croyait tout bonnement pas à la reductio per absurdum. Et ils s’étaient écroulés de rire. Ahhh, ha ha ha ha.
Mais avaient-ils jamais essayé ? Non, les gens ont tendance à juger les idées nouvelles sans les mettre à l’épreuve des faits, et ils restent sur le rail toute leur vie, éléments de la grande machine. Ça convient tout à fait à Tash, parce que entre autres choses ça veut dire qu’il peut avoir les vagues nocturnes pour lui tout seul.
Le truc, c’est de faire ça quand c’est la pleine lune, comme ce soir. Ainsi, à 3 h 30 du matin, Tash se gare à Newport Beach, descend la rue silencieuse et obscure, planche de surf sous le bras. Curieux comme les gens sont unanimement diurnes. Passer entre les immeubles à la mode du front de mer, avec leurs murs de verre fumé qui font face à l’océan. Arriver sur la vaste étendue de sable, laiteuse sous la lune, les postes des maîtres nageurs se dessinant sur la surface luisante comme des statues rituelles.
Des brise-lames de pierre s’avancent dans l’eau tous les quatre pâtés de maisons ; ils sont là pour contribuer à empêcher le sable apporté par camions de quitter la plage. A peine plus loin que leurs extrémités côté mer, des vagues se brisent, légèrement blanches dans l’obscurité. Autre truc pour le surf de nuit : repérer un point de brisée qui permette de s’orienter clairement. Chaque avancée crée une ligne de brisants à gauche quand la houle vient du sud, comme c’est le cas cette nuit, et on les distingue facilement. Parfait.
Tashi cire sa planche, marche vers l’eau. Il est arrivé vêtu de sa combinaison de plongée, et la sueur occupe une fraction de l’espace destiné à l’eau de mer. Malgré tout, lorsqu’il entre dans l’eau, la sangle de sa planche enroulée autour de la cheville, la soupe vient lui remonter sur les jambes et produit le choc familier. Froid ! Merveilleuse stimulation marine. Il pousse la planche dans une vague brisée, saute dessus poitrine la première et s’éloigne en pagayant avec les bras, soufflant comme un morse dans l’eau glacée qui se rue à l’intérieur de sa combinaison au niveau du cou. La poussée du reflux, l’ascension d’une vague presque mourante, la gifle de l’eau sur son visage, son goût pur, froid et salé ; il s’emplit la bouche d’océan, tourne et retourne la langue jusqu’à ce que ce goût l’emplisse. En avale un peu pour que ça lui descende dans la gorge. Il est retourné à la Mère Océan, le milieu originel, la demeure où ont évolué les espèces ancestrales qu’il a maintenant envie de saluer de tout son être, impulsion issue de son cervelet. Hé !
Sortir des brisants en pagayant doucement, paresseusement. Presque juste en face de l’avancée de la Quarante-quatrième Rue, sa préférée. Newport Beach ressemble maintenant à un long ruban de sable blanc adossé à des centaines de cubes d’enfant. Comme d’habitude, il n’y a pas de vent, et l’eau est unie comme un miroir, comme au crépuscule mais en mieux. Un liquide plus lourd que l’eau.
Distinguer les vagues. C’est un peu un problème, naturellement. Mais les millions de reflets tremblants de la lune montent et descendent sur la houle au loin, formant un schéma. Et, sur ce fond, il est difficile de rater le mur noir d’une vague qui se rapproche. Ce sont de bonnes lames de gauche, ce soir, de beaux rouleaux qui s’élèvent et retombent dans un claquement net.
Tashi enfonce sa planche, pagaye pour atteindre la même vitesse qu’une vague sur le point de déferler, pousse sur ses talons et se dresse d’un mouvement fluide qu’il n’a pas besoin de calculer. Il est maintenant propulsé sans devoir fournir d’effort supplémentaire, il lui suffit de balancer son poids de telle manière qu’il continue d’évoluer sur la crête de la vague. Il y a quelque chose comme une extase religieuse à percevoir ce mouvement : l’univers étant un réseau de mouvements ondulatoires entremêlés, le fait de chevaucher cette vague particulière et de l’accompagner dans son mouvement semble le connecter au rythme universel. Rien que des effets gravitationnels, qui l’emmènent. La fiche de branchement qui bourdonne après une petite tape de l’ongle du doigt de Dieu.
Un mur au sein de la vague, que Tash ne voit pas, lui fait cependant faire la culbute, et voilà l’heure du plongeon dans le bouillon nocturne, éprouvante expérience de la chute à zéro g dans l’eau froide, puis de la remontée tourneboulante vers la surface éclaboussée de lune, où un million de bulles meurent en chuintant et projettent une fine pluie salée juste au-dessus de l’eau. Saisir la sangle, agripper la planche, grimper, souquer ferme pour monter sur la lame suivante avant qu’elle ne se brise. Y arriver, de justesse. Retourner à la pointe de l’avancée. Recommencer avec une autre.
C’est un pas de deux[2] avec la Mère Océan dans son humeur la plus gamine et la plus joueuse. Rapidement, Tashi acquiert un rythme, l’intervalle entre les crêtes est davantage connu par son corps que par ses yeux, et il lui arrive de se mettre à chevaucher une vague sans même y jeter un coup d’œil. Il se demande si des aveugles seraient capables de surfer, conclut que cela serait possible.
Enfin. Bien sûr, les vagues sont sujettes à variations ; comme pour les flocons de neige, il n’y en a pas deux pareilles. Et dans le noir elles réservent bien des surprises, murs soudains, creux inattendus, retours de lames et ainsi de suite, qui prennent Tash au dépourvu et le font tomber. Pas grave, c’est intéressant, un défi. Mais ce qui est classe, c’est qu’au moment où il commence à se lasser de ces imprévisibles variables qui le renversent, les étoiles pâlissent à l’est et le ciel bleuit. L’eau est prompte à absorber la couleur du ciel, comme toujours. Tash se retrouve à raser des flots d’un bleu velouté, comme le ciel sur les étiquettes des cageots d’oranges de Jim, un bleu pur, intense, luisant, dense, bleu. Wow. Et il distingue beaucoup mieux la surface de la vague. Elle ressemble tellement à un miroir qu’il regarde le mur lisse sur le point de l’engloutir et décide qu’il va falloir qu’il aille chez le coiffeur : un type aux cheveux fous lui rend son grand sourire, tel un Neptune oriental, et surfe au creux de la vague comme font les dauphins. Qui sait, peut-être que c’était Neptune.