Snip. Crrc. Crrc. Crrc. Snip.
— L’arbre de transmission et le moteur font pression sur cette cloison, va falloir que j’aille chercher la grue pour soulever tout ça…
— Pas le temps ! O.K., je lui ai posé un garrot au mollet. Il a le pied pratiquement arraché, de toute façon, et il va claquer si on le sort pas de là très vite, alors écoute-moi, Abe, tu vas prendre tes cisailles et me couper ce pied…
— Quoi ?
— Tu m’as entendu, ampute tout de suite. Je vais l’emmener dans la voiture. Fais ce que je dis, merde, c’est moi le toubib, ici !
Abe pose le tranchant des lames des cisailles de part et d’autre d’une chaussette ensanglantée, résiste à la tentation de détourner le regard. C’est comme des ciseaux, pareil.
— Voilà, c’est ça, juste là. (Il appuie délicatement sur les deux manches pour les rapprocher.) Vite, maintenant.
La chair n’oppose aucune résistance. À peine si ça résiste un peu, craquement léger au moment où les lames sectionnent l’os. Le chauffeur sans pied pousse un soupir. X fiche une seringue dans le moignon, mains agiles, inspire et expire dans de grands whoof pendant qu’il se démène, soulève le conducteur pour le sortir. Ils le libèrent d’un coup et l’installent sur un lit ambulant.
— Dégage-moi ce pied et amène-le, dit X en se hâtant de pousser le lit vers l’ambulance.
— Putain.
Abe attaque le moteur par l’avant, y applique les cisailles et serre aussi fort qu’il peut ; il ne faut pas moins de sa propre force et de celle du télé-opérateur conjuguées pour sectionner l’arbre de transmission en deux, mais une fois que c’est fait il parvient à enfoncer le tranchoir dans le moteur. Puis il arrive à trouver une prise sur la cloison de l’arbre de transmission, manœuvre délicate, mais il y parvient et redresse la cloison, refait le tour de la voiture en courant jusqu’à la portière côté chauffeur, se penche à l’intérieur, ouaip, ça y est, il peut tendre le bras et attraper ce truc, godasse pleine de sang, et le voilà qui court vers le camion avec un pied et une cheville dans la main. Une partie de lui-même n’arrive pas à croire que c’est vraiment en train d’arriver. Il balance ça sur le lit à côté de son propriétaire, X lève les yeux de sur son malade.
— Emmenons ce type à un service d’urgences, et vite.
Abe est au volant, ceinture de sécurité bouclée, Mission Viejo dispose d’un petit hôpital avec de bonnes urgences, capables de satisfaire à toutes leurs fluctuantes nécessités, pas question de tracer en ce moment, on y va à fond la caisse et X a le visage couvert de sueur derrière la vitre.
— J’ai stabilisé son état, je crois. Il a pas l’air mal.
— Ils vont pouvoir lui regreffer le pied ?
— Ouais, sûr. C’est tranché bien net. On pourrait te recoudre la tête sur les épaules, maintenant. (Il rit.) T’aurais dû voir ta tête quand tu m’as balancé le truc.
— Merde.
— Ha-ha ! C’est rien. Une fois, à Java, j’ai transporté une jambe entière, coupée à hauteur de la hanche, et je t’assure que ce putain de truc n’arrêtait pas de me balancer des coups de pied.
— Merde.
— T’as rien senti gigoter ou je sais quoi ? Ha, ha…
— X, s’il te plaît.
Abe traverse La Paz à toute blinde et attaque les routes aux virages tourmentés qui sont censées faire de l’antique Mission Viejo un endroit un peu différent. Arriver à l’hôpital, débarcadère des urgences, on roule le type et son pied à l’intérieur. Ils s’asseyent sur le débarcadère.
X se lève et va chercher des serviettes et la bouteille d’eau dans le compartiment ambulance. Ils s’essuient le visage, boivent longuement. Abe commence à sentir les frissons se manifester. Le souvenir cinétique de l’amputation lui revient, le craquement lorsque le waldo a soudain eu raison de la résistance de l’os. « La vache », fait-il. X rit doucement.
Brrc ! Crrc ! « Voiture cinq vingt-deux, code six, carambolage entre deux véhicules à la jonction de la Coast Highway et de la Five à hauteur de Capistrano Beach… »
Encore contactés. Ils se lèvent ; Xavier gueule à l’intention des infirmières à l’intérieur, Abe démarre le camion. X saute dedans. Ceintures de sécurité.
— Putain, il y a foule ce soir.
— Conduis, pilote de la route, conduis-moi ce joujou.
23
Dennis McPherson apprend le sabotage à la Parnel en lisant le mur d’infos du matin, siffle entre les dents. Sale affaire. Il y a eu plusieurs cas d’attaques de saboteurs contre des entreprises qui travaillent pour le ministère de la Défense, et il est difficile de déterminer qui est derrière. Ça commence à évoquer quelque chose de plus qu’une simple rivalité entre compagnies. Les services de sécurité de chaque compagnie, y compris la L.S.R., sont impliqués dans de douteuses activités, qui ont en général à voir avec le détournement de documents militaires classés ou de projets des autres compagnies ; ce McPherson-ci en est conscient, comme tout le monde. Et, dans des cas isolés, il se peut que les équipes de sécurité de telle ou telle compagnie se soient affolées et aient commis quelque exaction à l’encontre d’une entreprise rivale. C’est arrivé, c’est sûr, et dans les dernières années, avec le budget du Pentagone qui se stabilisait légèrement, la compétition est devenue de plus en plus dénuée de scrupules. Mais cela s’est surtout produit entre services de renseignements, sous forme de falsifications de documents à peine dignes d’équipes de seconde division. Ce sabotage à grande échelle semble constituer un fait nouveau. L’œuvre des Soviétiques, peut-être, ou de quelque puissance du tiers-monde ; ou de nos propres refuzniks.
Dennis rit sans joie en lisant que les solvants composites utilisés lors de l’attaque sont en majeure partie du Styx-90, fabriqué par la Dow. La Parnel appartient à la Dow. Et il rit de nouveau lorsqu’il lui vient à l’esprit que ces compagnies, dont le rôle principal est de prévenir une attaque de missiles de croisière intercontinentaux, ne sont même pas capables de se protéger efficacement contre de petits missiles de croisière tactiques. Qui peut encore croire à l’existence d’une forteresse nommée Amérique ?
Sûrement pas les gens de la sécurité aux portes du complexe L.S.R. Ils arborent une expression misérable en vérifiant que McPherson est bien l’occupant officiel de ce véhicule. Ils sont là pour lutter contre l’espionnage industriel, pas contre des attaques de guérilleros. Ils ont un boulot impossible.
Et les gens à l’intérieur ?
Ces dernières semaines, McPherson a remanié de fond en comble l’officieuse proposition Abeille-Tempête pour en faire une proposition officielle. La transformer de super-noire en blanche. Les programmes blancs ont des avantages que McPherson apprécie. On met tout sur la table, les spécifs sont dans le dossier technique et ne peuvent pas être modifiées par un quelconque officier de l’Air Force qui se trouve avoir comme ça une nouvelle idée. Et l’intensité de la compétition les contraint à faire un travail minutieux, comprenant des tests poursuivis jusqu’à ce qu’il soit prouvé que chaque partie du système fonctionne, en toutes circonstances. Et, de l’avis de McPherson, à long terme, c’est rentable. Il s’est rendu sept fois à White Sands au cours du mois précédent, pour travailler sur de nouveaux essais ; et au cours de ces essais, par exemple, ils ont constaté que si les tanks qui constituaient la cible étaient amassés en un groupe unique, le viseur laser avait tendance à n’indiquer que les tanks situés à la périphérie et à négliger ceux du centre. Les programmeurs avaient planché et le problème avait été résolu, mais que se serait-il passé s’ils ne s’étaient aperçus de rien ? Oui, c’est comme ça que McPherson aime travailler. « Faire les choses en règle », déclare-t-il presque chaque jour à son équipe. En fait, ses programmeurs l’appellent FALCÉRÉ derrière son dos, ce qui a amené certains mélomanes à évoquer des concertos pour violoncelle ou à siffloter Pump and Circumstance[3] pour signaler l’entrée en scène du boss…
3
Cf. la bande originale du film de Stanley Kubrick,