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J’écoute Brahms Et regarde les Rams[5] Je lis les Psaumes Nous ne sommes que moutons Qui enfilent leurs combinaisons Pour aller surfer sur les vagues de l’automne.

Hé, plutôt bien ! Mais alors le professeur sort À l’automne de John Keats, et le lit à haute voix : Oh ! Bien. Prends ton poème et bouffe-le. En fait, tirez définitivement un trait sur ce thème, il a déjà été traité à la perfection. Bon d’accord ! Y a pas de thème comme ça dans le C. d’O. de toute manière !

L’ennui est que quand on se lance dans ce genre de processus, on s’aperçoit rapidement que tous les thèmes du monde sont à jeter par la fenêtre de la même façon. Soit ils ont déjà été traités un max par les grands auteurs du passé, soit ils ne correspondent à rien dans le C. d’O. En général, c’est les deux.

Être témoin de ce que l’on voit. Être témoin de la vie que l’on mène. Des vies que nous menons.

Et pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Comment en est-on arrivé là ?

Retour à cette case-là. Très bien. « Prends ça comme point d’orientation, se dit Jim, comme principe d’organisation, l’équivalent de la Newport Freeway de ta méthode d’écriture. » Il songe à In the American Grain, de William Carlos Williams. Le livre de Williams est un recueil de méditations en prose sur divers personnages de l’histoire américaine, qui explique tout ça avec l’œil et la langue raffinés du poète. Bien sûr, Jim ne peut pas recopier ce livre : il n’a pas même autant de talent pour écrire que Williams n’en avait dans l’ongle de son petit doigt. « Chaque fois que W.C.W. se taillait les ongles, pense Jim, il coupait dix fois plus de talent que je n’en aurai jamais, et il enveloppait ça dans un journal qu’il jetait dans la corbeille à papier. » L’idée le fait rire. D’une certaine manière, ça lui donne l’impression d’être plus libre.

La copie, de toute façon, c’est pas le problème. C’est le C. d’O. qui préoccupe Jim, le Comté d’Orange, l’ultime expression du rêve américain. Et il n’y a pas de grands personnages dans l’histoire du C. d’O., c’est en partie ce que signifie le C. d’O., ce qu’il est. De sorte qu’il ne pourrait pas suivre le programme de Williams même s’il le voulait.

Mais ça lui fournit un indice. Collectivement, ils ont fabriqué cet endroit. Et il a donc une histoire. Et retracer cette histoire pourrait aider à l’expliquer, ce qui, pour Jim, est maintenant plus important qu’être un témoin. Comment c’est devenu ce que c’est à présent : les Somnambules ou Pourquoi nous en sommes arrivés là. Il se remet à rire.

S’il faisait quelque chose de ce genre, s’il faisait de ça son point d’orientation, tous ses livres, sa culture, son obsession du passé – tout cela pourrait servir à quelque chose. Il se rappelle la superbe biographie de Samuel Johnson par Walter Jackson Bate, le passage où Bate parle de l’ultime mise à l’épreuve de la littérature par Johnson, de la question la plus importante : Peut-on s’en servir ? Quand on lit un livre, et qu’on retourne dans le monde : Peut-on s’en servir ?

Comment en est-on arrivé là ?

Eh bien, c’est un point de départ. Une Newport Freeway. On peut aller n’importe où à partir de la Newport Freeway…

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Comment est-ce arrivé ?

C’est la Seconde Guerre mondiale qui inaugura le changement, la Seconde Guerre mondiale qui installa le schéma.

Après Pearl Harbor, les deux mille citoyens d’origine japonaise du Comté d’Orange furent regroupés et relogés dans un pauvre campement dans le désert, à Poston, Arizona. Et les gens affluaient vers l’Ouest pour faire la guerre. Le président Roosevelt appela à la construction de cinquante mille avions par an, et les petites usines aéronautiques de Los Angeles et d’Orange avaient de la place pour s’agrandir, elles disposaient de terres arables autour d’elles, toutes jusqu’à la dernière. L’industrie aéronautique de la Californie du Sud connut ainsi son essor.

Et soldats et marins venaient vers l’Ouest. Ils voyaient le Comté d’Orange, et celui-ci ressemblait tout à fait aux étiquettes des cageots d’oranges de chez eux : la large plaine étale, couverte d’orangers en rangées symétriques ; de longs alignements d’eucalyptus divisant la plaine en immenses carrés ; les collines nues derrière, et les monts enneigés derrière encore ; les plages vastes, sablonneuses, désertes de Newport et Corona del Mar ; les petits bungalows enfouis dans leurs jardins, sous les vignes en tonnelles, tous nichés au cœur de leur orangeraie privée.

Il n’y avait que cent trente mille personnes dans tout le comté, perdues au milieu des millions d’arbres. Les gars des villes de l’Est, les fermiers du froid Midwest et du pauvre Sud, tous les enfants de la Dépression – tous vinrent et virent le rêve, la vision méditerranéenne d’une vie agricole riche et paisible, sous un éternel soleil. Ils allèrent à la plage le jour de Noël. Ils rirent, ivres morts au punch, dans les chaudes vagues salées. Ils conduisirent de vieilles Ford sur les routes de campagne, éclaboussés de lumière intermittente entre les rangs d’ombre d’eucalyptus, buvant de la bière et s’ébrouant dans l’épaisse senteur des fleurs d’oranger, sous le soleil vif de février. Et tous dirent : « Quand la guerre sera finie, je reviendrai ici pour m’y installer. »

Il y avait des terrains, des terres arables, dont les militaires pouvaient user. Et les gens se réjouissaient de voir arriver les militaires, ça signifiait de bonnes affaires. Patriotisme – bonne affaire : cette équation s’enracina dans le Comté d’Orange, au commencement de cette guerre. Le conseil municipal de Santa Ana, par exemple, loua cent soixante mille hectares du Berry Ranch, pour six dollars trois cent quatre-vingt-six cents l’an, et les reloua pour un dollar l’an au ministère de la Guerre, invitant celui-ci à en faire l’usage qui lui plairait. C’était patriotique, c’était une bonne affaire. Le ministère de la Guerre transforma le terrain pour en faire la base aérienne de Santa Ana, et au cours de la guerre cent dix mille hommes y firent leurs classes. Ils virent l’endroit.

À côté de la base aérienne fut créée l’Army Air Force Flying Training Command, «  l’Université de l’Air ». Soixante-six mille pilotes s’y virent décerner leurs ailes. Tous virent l’endroit.

La Navy établit une U.S. Naval Air Station à Los Alamos et une autre à Tustin, pour y loger ses petits appareils de reconnaissance. Elle dragua le port de Seal Beach, et réinstalla deux mille résidents, et fonda l’Arsenal de l’U.S. Navy, qui coûta dix-sept millions de dollars – intégralement versés aux entreprises de construction locales.

On rasa les vergers d’El Toro pour faire de la place à l’U.S. Marines Corps Air Station, El Toro, l’une des plus grosses du pays.

L’aéroport du Comté d’Orange devint l’aérodrome militaire de Santa Ana. Irvine Park devint le camp George E. Rathke, centre d’entraînement de l’infanterie. Et de toutes ces bases militaires se déversaient les hommes, et l’argent.

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Equipe de football américain, litt. « les Béliers ». (N. d. T.)