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— Idiot, murmure Hélène, tu sais bien que tu me comprends.

Elle ajoute, comme pour elle-même :

— Nous autres avons tant besoin d’un Dieu et ce sont nos parents qui le possèdent.

— Sans la fenêtre, dit la mère, je deviendrais folle.

Ils jettent un regard de sympathie à la croisée qui, lentement, pénètre dans le jour.

Les armes se sont tues. Maintenant, une sourde rumeur emplit la ville. Le père prête l’oreille ; il compare ce bruit à celui que produisent les deux équipes d’un tunnel, au moment glorieux où elles vont se rencontrer, une fois le dernier quartier de roc hors de combat.

— « Ils » ne sont pas loin, affirme-t-il gravement.

— La crève soit avec eux, formule Petit Louis.

Il admire un instant la chevelure rousse de sa sœur.

— Tu as été amoureuse, avec le coup des tripes, toi ? demande-t-il, en arborant son sourire mesquin des grands jours.

— Bien sûr, avoue Hélène, sans cela comment t’aurais-je posé cette question ?

— Le boche ?

— Otto, non, rassure-toi.

— Alors qui ? Il y a tellement de mecs dans ta vie de barreau de chaise.

— Je suis amoureuse d’un homme que je ne connais pas.

— Je vois ça, pouffe Petit Louis. Romanesque, hein ? Il s’agit de Robert Taylor, je suppose ?

— Tu ne sais pas non plus moquer les gens, remarque Hélène, impitoyable. Décidément tu n’es pas urbain.

Elle retourne s’étendre sur le lit.

— Quelque chose ne va pas ? s’inquiète la mère.

— Tout va bien, affirme Hélène en souriant. Je suis lasse de ne rien faire, simplement.

De temps à autre elle se donne rendez-vous avec son amour inconnu et s’isole pour le rejoindre. À quoi bon expliquer cela ? Hélène n’explique jamais que ce qu’elle désire comprendre.

Elle ferme les yeux. Le noir s’abat sur elle, un noir voluptueux, doux comme de l’ouate. Et l’Inconnu surgit.

C’était à la campagne, la nuit. Hélène arrivait chez son oncle. Elle devait parcourir trois kilomètres en traînant une lourde valise. Elle allait dans les chemins creux, tourmentés d’ornières boueuses où pourrissaient des feuilles mortes. Le froid craquait dans les arbres. Des bêtes obscures fouaillaient le gel et la lune glacée pendait au fond du ciel comme une décoration désuète. Hélène avançait dans la buée de son souffle. La valise ballottait dans ses jambes. Alors un homme a surgi, dur et massif dans la brume tremblante. Il a saisi la valise, puis il a ri et son rire est allé se fracasser contre les montagnes.

Il a peu parlé. Hélène se chauffait à sa chaleur.

Par moments, il disait :

« — Ce n’est plus très loin. »

Sa voix travaillée par les échos ressemblait à un chant d’église. Hélène pensait : « Comme je l’aime ! »

Elle a décidé de l’aimer toujours.

L’homme l’a laissée au seuil des lumières. Il s’est anéanti dans la nuit et dans le froid, abandonnant un impérissable souvenir dans un cœur de femme romanesque.

Hélène se met à plat ventre sur le lit. Elle couvre l’homme de son corps, farouchement, l’emprisonne entre ses jambes.

Petit Louis gouaille, sarcastique :

— T’as un derrière expressif, m’sieur Otto s’y connaissait.

Otto ! Que vient faire ici cette silhouette de fer, glacée dans son isolement ?

Hélène se met lentement sur le dos comme une barque renflouée par la marée.

Voilà M. Otto, sinistre et familier, plein d’Allemagne, plein d’une nostalgie austère, pensé par Wagner et animé par une hérédité implacable. M. Otto s’assied au chevet d’Hélène comme avant.

« — Bonjour, mon petit amour français », murmure-t-il de sa voix morte.

Tout était insensible et vaste chez cet homme.

« — On dirait que vous êtes une machine de vie, obéissant à la loi de ses rouages », disait parfois Hélène.

Il ne riait pas. Il tapotait la joue de la jeune fille tandis qu’une lente insolence animait son regard.

« — Vous autres, Français, commençait-il, vous existez avec votre langue. Des mots, du bruit, ou sinon vous vous tarissez. »

Il se tient au bord d’Hélène comme au bord d’un paysage, tendu dans sa contemplation.

Hélène se dit :

« C’était un être immuable. Tiens, observe-t-elle, nous parlons au passé des gens qui ont disparu de notre horizon. »

À la réflexion, Otto justifie cette déformation. C’est un type qui n’occupe aucune place dans le temps, sa présence et son souvenir produisent une impression identique ; on ne peut pleurer sa mort, car il est fait d’immobilité et de silence.

Elle soupire sur son bras replié. Petit Louis mordille sa cigarette et crachote des brins de tabac.

« Ces gestes préparent le souvenir que Petit Louis laissera, songe Hélène. Lui est un être vivant dont la durée minutieuse revêt une importance constante, chaque battement de son cœur le propulse dans son destin limité. »

Soudain elle songe au danger arrivant d’Afrique, et qui se rue sur Petit Louis.

Son frère va peut-être mourir. Il va subir précocement la terrible métamorphose et un prodigieux silence s’appesantira partout où il devrait se trouver.

— Écoute, Petit Louis, balbutie Hélène. Je t’aime bien, tu es un être abject pour les autres, mais leur répulsion même te sanctifie.

Elle le chérit par précaution, eu égard à sa disparition possible.

— Grosse bête, fait Petit Louis.

Hélène remue dans le lit. Les plis de ses vêtements la meurtrissent.

— Tu devrais te lever, conseille la mère. Tu t’énerves au lit.

Comme elle comprend bien le corps de sa fille !

« Une mère, pense Hélène, est éternellement unie à ses enfants par le cordon ombilical. » Elle regarde avec une curiosité effarée cette bête à tendresse au ventre difforme.

— Tu as raison, approuve-t-elle, je vais respirer un peu d’air frais.

Le jour est installé tranquillement à la fenêtre. Un petit vent propre court tout nu dans les rues, turbulent comme un chérubin.

— Qu’est-ce qu’ils foutent en bas ? demande Petit Louis.

Hélène se penche. Elle aperçoit une foule morcelée qui fermente.

— Les gens…, dit-elle ; ils attendent…

— Nous aussi, grommelle hargneusement le garçon.

Le père a un coup de courage :

— Allons, on s’en sortira.

Hélène le regarde parler. La langue du vieux bouge comme une bête dans de la salive mousseuse.

Hélène se laisse choir sur un siège et fredonne :

— Adieu l’hiver morose Vive la rose…

— Je m’en souviens, fait la mère, extasiée, cette chanson !… Tu avais des galoches, un manteau gris, un béret blanc, un petit panier dans le dos où tu mettais ton goûter et ton ardoise. C’était le beau temps. Chante-la toute.

Hélène chante d’un air gêné, en évitant les regards. La chanson ressemble à un chou emperlé de rosée. Elle évoque un matin fou et du bonheur salubre. Les narines de Petit Louis se pincent avec ivresse. Le père sourit.

Il murmure soudain :

— C’est bête une chanson, mais on y met un tas de choses dedans.

Lorsqu’elle a terminé, Hélène regarde son frère.