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Petit Louis rend la seconde photographie à sa mère, après un ultime coup d’œil.

— Oui, fait-il tristement, ce paysage serait bien plus beau sans moi.

Le père ordonne à Hélène rudement :

— Laisse-moi un peu ta place, as-tu le monopole du jour ?

Elle s’écarte docilement. Le vieux ouvre la bouche toute grande ; de l’air frais pénètre en tourbillonnant dans son gosier. Il se jette contre la lumière intense, contre l’été, et un sourire d’entrailles heureuses se fait une place dans sa barbe.

Il avait oublié la rue, il se rend compte que cette voie a été percée en vue de l’événement. Le destin de cette rue, c’est l’entrée des troupes libératrices. La chaussée et les trottoirs se confondent. Les gens vont d’une façade à l’autre. D’en haut, on n’aperçoit pas leurs jambes, à peine distingue-t-on des pieds qui bougent en cadence sous des bustes escamotés. Dans la masse confuse des habitants, les militaires font des taches verdâtres. Le père les examine avidement.

« Tiens, se dit-il, “ils” sont comme ça. » Il imaginait les maquisards à travers les récits de son fils. Il voyait des individus en guenilles, à mines patibulaires et armés d’escopettes, des dévoyés, de la racaille et voilà qu’il tombe sur l’armée française.

Doucement, implacablement, il murmure :

— Armée française…

Une véritable armée avec de vraies armes, de vrais adjudants, des décorations… Avec des cultes centenaires, d’anciennes gloires…

Un grand silence descend dans son cœur, il chancelle, son cerveau brusquement dévasté se tait.

Hélène dit :

— La guerre sera bientôt finie, tout reviendra.

Elle se souvient des gâteaux légers qui donnaient, lorsqu’on y plantait les dents, une impression de vide sucré.

— En somme, poursuit-elle, pendant quatre ans la France aura connu une paix hideuse, la paix la plus terrible de son histoire.

La mère s’écrie soudain :

— Qu’est-ce que tu as, Albert ?

Son homme est d’une pâleur terrible, d’une pâleur rejoignant le bleu. Son menton pend et l’on aperçoit sa langue lâchée sur un lit de salive ; on dirait que ses vêtements ne font plus partie de sa personne. Son âme est inerte dans son individu. Il est mort dans son grand vieux corps. Son sang coule pour rien, comme l’heure dans une pièce vide.

Et puis son regard se remet à vivre. Il repart peu à peu dans l’intelligence, se dirige vers Petit Louis et l’interpelle.

— Dis donc, balbutie-t-il, ces soldats-là, tu en as tué ?

— Bien sûr, grogne le garçon, méfiant ; le plus possible.

Le père regarde ses mains, sans qu’il le veuille elles sont devenues deux poings énormes, couverts de poils grisâtres.

Petit Louis se glisse aux côtés de sa mère.

— Eh ben quoi, gémit-il, eh ben quoi…

— C’est pas possible, gronde le père, c’est pas possible, ces petits gars… tu n’as pas pu faire ça.

Ses poings éclosent, il en naît deux mains inconnues que Petit Louis regarde s’ouvrir avec soulagement.

— Tu es bon, dit-il, d’un ton faussement hardi. J’ai obéi à nos chefs, j’ai été un soldat moi aussi.

« Comme il a peur, se réjouit Hélène. » Elle aime son père pour cet effroi qu’il inspire à Petit Louis.

Le vieux berce son incrédulité en répétant :

— C’est pas possible…

Il est hébété.

— Je n’ai rien à te pardonner, commence-t-il tout à coup. Non, rien, puisque c’est moi le seul coupable. Je suis un assassin. À qui doit-on demander pardon lorsqu’on a du sang français sur les doigts ?

— À la France, crie Hélène bouleversée.

— La France ! clame Petit Louis. La France elle t’emmerde, Hélène, parce que la France c’est aussi bien moi qu’un autre.

— Tais-toi ! supplie la mère.

Elle a le visage tout réuni au-dessus de sa bouche ; c’est un petit peu d’humanité dans de la chair molle.

Le père la regarde sans la voir.

— J’avais envie de crever, il n’y a pas cinq minutes, reprend-il d’une voix morne. J’étais las. Seulement las. La mort me faisait envie comme un lit, mais maintenant je veux vivre, car je sens bien que je n’ai pas le droit de mourir d’autre chose que de ça.

— Garde tes jérémiades pour « eux », s’ils nous prennent, lâche Petit Louis. Les beaux sentiments ne sont pas faits pour les gens de notre condition. Chez nous il y a les braves types et les autres. Ça nous vient tout seul comme la puberté. Toi tu es un brave homme, moi je suis un dégueulasse et le Petit Jésus l’a voulu comme ça. Personne ne peut changer notre façon d’être et nous n’avons pas les moyens de nous offrir de la morale et de l’honneur lorsque les fées ont oublié de nous en attribuer le jour de la distribution.

« Tes faux soldats, je les ai tués et, si tu veux tout savoir, ça m’a fait bougrement plaisir ; que veux-tu, j’aime pas les héros. Un héros, c’est bien joli tant que ça vit, mais une fois mort, c’est rudement con. Chaque fois que j’en allongeais un, je me disais : « C’est moi le vrai héros. » Et c’est pour cela, comprends que je ne veux pas mourir. Toi, tu fais bon ménage avec l’idée de ta disparition. Tu me fais marrer, tiens. Tu as presque soixante ans et tu n’as même pas compris ce que c’était que la vie. Eh bien, moi, je le sais, papa : la vie c’est comme un secret caché en moi, il n’y a qu’en moi que je puisse le trouver. Tout ce qui existe a ses racines dans ma poitrine… »

— Tu es fou, dit le père en esquissant un geste las, tu me répugnes comme une brute malfaisante. Mon pauvre enfant, tu parles en aveugle, tu ne veux pas voir ce qui existe et tu nies tout ce que tu ne vois pas. Comment pourrai-je te montrer où se trouve la vérité.

— Où se trouve la vérité ! pouffe Petit Louis. Mon père, gardez-vous à droite, mon père, gardez-vous à gauche ; il existe autant de vérités que d’individus. Donc, pour moi, il n’y en a qu’une : la mienne.

Le père regarde son épouse. Est-ce là mon fils ? semble-t-il lui demander.

Elle s’affaisse un peu plus sur sa chaise. Comme elle est facile cette grosse femme, moite et bonne. Sa vérité elle la connaît bien : c’est ses enfants. Elle l’exprime au père avec ses yeux de brebis.

— Tu es une sainte, dit gravement le père en lui saisissant la main.

— C’est vrai, approuve Hélène.

Petit Louis sourit à un paradis où trônent des dieux mafflus.

Le père éprouve le besoin de parler encore des soldats :

— Vois-tu, Petit Louis, j’ai l’impression de descendre de toi, c’est idiot, hein ? Cela parce qu’une race évolue et que je suis plus évolué que toi malgré ma lourde bêtise. Ces soldats de ton âge sont mes frères et toi, tu es quelque chose d’infiniment vieux car tu les détruis. Tu es installé dans ton mal et tu te nourris de ta pourriture. Je persiste à croire tout de même que tout cela est ma faute. On met des tuteurs aux arbrisseaux et toi je t’ai laissé pousser n’importe comment.

— Mais non, papa ! s’écrie Hélène, tu n’as rien à voir dans le cas de Petit Louis. Il est devenu lui-même avec les idées spirituelles que notre humanité bouleversée lui a proposées.

Petit Louis reconquiert son aisance crapularde.

— Stop ! fait-il en dévisageant sa sœur. La philosophie n’est pas le genre de la maison.