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La mère sourit avec indulgence. Elle dit doucement :

— Mes pauvres, vous vous usez les nerfs en discussions mauvaises. Toutes ces choses sont trop fortes pour nous. Si elles vous intéressent vous serez toujours à temps de vous en occuper quand nous serons chez mon frère.

Hélène pense à son amour inconnu : voilà l’homme qu’il leur faudrait pour les sauver. Elle veut retrouver la nuit ample et sonore de la montagne et le murmure du gel, et les lumières d’amour enfouies au fond des brumes.

Petit Louis déteste la campagne mais il aimerait y vivre désormais, pour avoir peur de la foudre les jours d’orage ; pour avoir peur des taureaux en franchissant les barrières ; pour avoir peur des chiens la nuit. Ah, comme ce serait bon de se heurter à un effroi familier, facile à dissiper. Oui ! fuir sa peur pour avoir peur…

« J’aurais toujours, décide-t-il, une baguette de noisetier pour me défendre des vipères, je ne nagerais jamais jusqu’au courant de la rivière, je changerais de vêtement chaque fois que je serais en sueur, je ne boirais pas l’eau des sources, je ne mangerais d’aucun champignon, je… »

Le père de nouveau se sent las. Il voudrait travailler, travailler, jusqu’à mourir au bout de sa pioche.

Ils sont comme des gens réunis par hasard dans un salon d’attente. Ils s’observent à la dérobée ou se regardent d’un air faussement affable. Le sens de leur famille s’égare, chacun vit étroitement avec soi-même et compose son propre foyer. Chacun s’assiste, se veille, s’étudie.

Je suis seul dans ce danger des autres. J’ai précédé mon existence jusqu’à ce jour et j’attends qu’elle achève de pénétrer en moi. Ce qui se prépare dans cette pièce, ce n’est pas mon avenir, mais mon passé. Les autres ont contribué à me faire, mais les autres sont moi, puisque je les ai assimilés.

L’inutilité des mouvements devient de plus en plus évidente. S’ils étaient capables de réaction, ils crieraient de peur en s’apercevant, car ils sont nullement habitués les uns aux autres et se rencontrent à chaque regard.

Depuis leur naissance, ils s’acheminent vers cette paralysie. Voilà des heures qu’ils luttent contre eux-mêmes, mais maintenant le calme descend en eux comme une grâce. Ils ont appris la résignation.

L’esprit de famille couve encore chez la mère, c’est une sorte de brandon, avivé de temps à autre par des élans maternels ; mais chez le père, le cœur est dévasté et glacé comme un âtre éteint. Le père vit dans de la cendre conservant encore des formes fragiles que chacun de ses mouvements démolit et il s’isole plus obstinément, à mesure que s’unifie son passé.

Les parents sont aussi terrifiants et amples que le silence. Ils reposent, repus de vie, dans cet instant perdu, apprenant le néant de leurs âmes.

La présence d’Hélène palpite doucement. Elle imagine son corps aux formes précises, sa chevelure rousse, et pense à cette silhouette comme à un être étranger qu’elle aurait rencontré par hasard et dont le souvenir se serait fiché dans sa mémoire. Elle se lève et marche en elle, lentement, sans bruit. Pour ne pas l’éveiller, dirait-on.

« Je suis intacte, pense-t-elle, voilà bien ma force et mon éternité. Je me poursuis implacablement tandis que Petit Louis trébuche, sa peur étant trop lourde. Il sait bien qu’un homme se manifeste avant tout pour lui-même. Petit Louis sait qu’il n’existe que pour exister. Il ne signifie rien d’autre que sa vie. Et il tremble de se disparaître. »

Oui ! Petit Louis a peur.

Ses sens sont décentralisés. Ils s’exercent en s’ignorant. Ainsi il voit la table : c’est une table. Il touche la table : ce n’est pas la même table. Il entend le bruit de la table qui répond à son contact : voici une autre table. Il pourrait également la goûter et la sentir, l’effet demeurerait identique. Ses cinq sens ne lui traduisent plus : la table, mais cinq tables.

Signe de mort ? Sans doute, puisqu’il est accablé de cinq vies.

Il se démultiplie. Ses sens se répandent dans la pièce. Il éclate.

Et partout, autour d’eux, une habitude de vie mendie : des cris au-dehors, des objets environnants… Le jour transparent, collé sur des pellicules de jour où se mêlent des filaments de soleil.

Midi pèse sur la ville. La chaleur tourne dans le four du ciel comme un fer rouge. Les gens s’assoupissent un peu épuisés par leur allégresse. Leurs rires sont mous, leurs regards fatigués d’extase.

Ils ont cessé de douter de la réalité.

La foule est moins incohérente, elle absorbe les soldats et dévore leurs exploits. En bas, devant une crémerie, un groupe de ménagères se fait narrer des anecdotes historiques par un jeune sergent en terre cuite.

Petit Louis pense lugubrement :

« On dirait qu’il leur raconte ma mort. »

Des guirlandes de Marseillaise serpentent dans les rues. Parfois, la foule s’ouvre devant une bande tapageuse, composée de tous ceux qui n’ont pas bougé pendant quatre ans et qui viennent de découvrir l’action. Les premiers brandissent des drapeaux et frappent sur des tambours de patronage. Il y a un grand cul à lunettes qui s’époumone dans un clairon. Derrière, une cohorte hirsute, hurlante, cherche une bastille à prendre ; des femmes ruisselantes de sueur, des petits fonctionnaires. Tout ce brave monde croit que la digne vie quotidienne est partie avec les Allemands. Il est libéré, mais libéré surtout de ses habitudes.

« Le jour de gloire est t’arrivé. »

Ils s’égosillent généreusement. Eux aussi auront fait quelque chose : parés de tricolore, ils exploitent la gloire de ceux qui n’en veulent plus. Huile médiocre sur le feu de l’épopée. Des spasmes d’accordéon s’étirent dans le bleu câlin du jour.

Petit Louis soupire en regardant la fumée lasse qui flotte au-dessus des toits. Ce décor lui est familier comme un vice. Il bâille. Le père examine la bouche ouverte de son fils avec curiosité. Il pense : « Lorsqu’on bâille, c’est qu’on est inactif ». À cette idée, un petit métronome se déclenche dans son corps.

Le tunnel est vide aujourd’hui. Il dort dans son obscurité et son silence. De temps à autre une pierre, un peu de terre glissent, une goutte d’eau tombe : flac ! dans une flaque qui l’accepte. Demain il contiendra à nouveau un monstrueux fourmillement d’hommes et reculera devant leurs pics. Mais demain où sera le père ?

Le vieux bute sur son immobilité.

Il réfléchit un moment et se sent envahi par la chaleur d’une décision. C’est d’une voix changée, sonore et autoritaire qu’il parle.

— Mes enfants, annonce-t-il, nous allons sortir de là aujourd’hui même, c’est notre seule chance de nous en tirer.

— De jour ? questionne vivement Petit Louis.

— Bien sûr. Je présume que cette nuit, la circulation ne sera pas aisée. Il faut s’attendre à des vérifications d’identité. Tandis qu’en ce moment, rien n’est encore organisé. Tout le monde chante…

Petit Louis fixe son père d’une manière insultante.

— Alors, tu crois que je vais tenter le coup comme ça, en me basant sur tes pronostics ?

Il secoue la tête.

— Écoute papa, tu n’as toujours pas compris. Je te l’ai déjà dit, j’accepte de crever dans cette piaule, parce que là, au moins, je suis sûr d’être avec moi-même jusqu’au bout. Mais je ne veux pas risquer de tomber dans leurs pattes. Mourir de faim, c’est mourir de sa bonne mort. S’ils me prennent, ils m’adosseront contre quelque chose de vertical et ils m’administreront un jet de mitraillette. Tu ne connais pas ça, la mitraillette, ça n’est pas de ta guerre… Laisse-moi te l’expliquer : ça fait un bruit de soutane dont tous les boutons sauteraient les uns après les autres : clac… clac… clac… clac. Seulement les boutons ce sont des balles et tu les prends dans l’œuf, un peu partout. Des fois ça te coupe en deux, et puis des fois ça rentre dans tes vêtements et la mort vient te chercher à travers ta flanelle. D’autres fois, c’est dans la gueule ; ah, t’as pas l’air fin quand tu pleures un œil…