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— Oui ! clame le garçon.

— Merci, murmure le père, tu es moins mauvais que tu ne le parais.

Petit Louis échafaude aussitôt un monstrueux projet : décider son père à réclamer la responsabilité de ses actes. Il lui abandonne ardemment tout son court passé sanglant où fument encore des crimes.

Des pas dans l’escalier. Des pas prestes et prudents, des pays appuyés qui ne peuvent pas se diriger ailleurs qu’ici, des pas inexorables comme une sonnerie d’horloge.

— Les voilà, chuchote le vieux.

Ils les attendaient avec certitude depuis le début.

La mère gémit et tend les bras à son fils.

— Donne-moi ton revolver, ordonne le père, vite ! vite !

Petit Louis sort l’arme de sa poche. Les pas approchent ; c’est une inondation puissante.

— Donne !

Petit Louis hésite. Le revolver lui brûle la main. Son nez fait un bruit de fouissement. Il écoute les pas, regarde l’arme, repousse du coude la main de son père. Le revolver devient un personnage. Il s’éclaire et naît comme une aube précipitée. Petit Louis croit le sentir battre dans ses doigts tel un cœur. Les pas sont là, ils se ramassent devant la porte.

— Donne ! hurle le père.

Le bras de Petit Louis se tend, le revolver brille au bout, minutieusement.

Le père ceinture son fils. La porte s’ouvre. Hélène apparaît : un souvenir d’Hélène plutôt, un reste d’Hélène.

— Saloperie ! grince Petit Louis.

Des soldats se précipitent. L’un d’eux braque sa mitraillette.

— Ne tirez pas ! glapit la mère. Je suis sa mère.

Hélène pense à l’œuf dur que Petit Louis a mangé tout à l’heure et qui attend une rafale de balles au fond de l’estomac.

Quelques secondes hors de vie obstruent le canon de la mitraillette, le canon du revolver, les bouches.

Le père arrache le revolver et le jette sur le grabat de Petit Louis, où l’arme s’endort, résignée.

Les soldats n’osent pas beaucoup à cause de la grosse femme qui a un ventre suffisant pour être la mère de tout le monde. Le sergent de ville tousse. Hélène s’approche de son frère.

— C’est mieux comme ça, balbutie-t-elle, je te jure, mon grand, c’est mieux.

Petit Louis dit d’un ton égaré :

— Moi, j’ai rien fait, jamais.

— Mais non, couine la mère, il n’a rien fait ; c’est un bon petit, messieurs. Il fait sa tête comme ça, mais il n’a rien fait. Il est jeune, il faut excuser la jeunesse. Non, il n’a rien fait, je vais avec vous, j’expliquerai à votre général. Il ne faut rien lui demander, il ne sait pas parler. Moi, je suis sa mère et je comprends tout.

L’agent ressemble à un curé, il regarde tout le monde d’un air incertain, comme s’il hésitait entre bénir et faire la quête. Il esquisse un geste.

Les soldats agrippent Petit Louis.

— Suivez-nous ! ordonne l’agent. (Il ajoute d’une autre voix, à l’intention du père :) Si j’avais des enfants pareils !

— Moi aussi, répond inconsciemment le vieux.

La pièce est abandonnée, elle reste ample et grave comme un sanctuaire. Le revolver gît sur le matelas. Le jour et le bruit ne comptent plus.

La mère descend son ventre dans l’escalier, elle s’évertue en soufflant, elle attend d’être en bas pour continuer de souffrir. Le père fixe le crâne désolé d’Hélène, un crâne pareil à une joue d’homme mal rasée. Sa fille est à demi décapitée.

Jadis, elle m’apportait mes pantoufles lorsque je rentrais du travail…

Le P.C. Joly siège dans une école communale.

Ici l’épuration est mieux organisée qu’au commissariat. Les deux corps de bâtiment intiment un ordre élémentaire : filles, garçons. Aujourd’hui, cela se traduit par femmes, hommes.

On entraîne la mère et Hélène dans une salle de classe sur les murs de laquelle pendent des cartes de France : « Voies navigables et France économique ». Des dessins d’élèves sont fixés au mur. La salle sent la craie et la femme, une douzaine de détenues accroupies sur leurs talons s’oublient dans une lassitude sédative.

Hélène et sa mère se posent l’une contre l’autre, face à face, comme un serre-livres. Elles pleurent à gros sanglots.

Le sel de mes yeux sur mes plaies ouvertes.

De leur côté le père et Petit Louis sont parqués en compagnie d’autres miliciens. Ces derniers s’empressent autour du garçon.

— Toi aussi ? constatent-ils.

Petit Louis se laisse choir sur un banc.

— On s’est fait fabriquer, ce matin, dans le faubourg, déclare un grand type au regard morne.

Il parle péniblement, car ses lèvres sont tuméfiées.

— Ça chiait, poursuit-il, quinze morts chez nous, nous étions cernés dans le lavoir couvert. Voilà.

D’un geste las, il tire un trait sous son destin. Une sincère résignation se lit sur son visage ensanglanté.

— Ils ne vous ont pas démolis ? questionne faiblement Petit Louis.

— Tu vois que non.

Le père caresse les cheveux de son fils comme pour lui donner la permission d’espérer.

— Il paraît qu’on sera jugés, affirme un détenu.

Le temps passe. Pourquoi ces hommes sentent-ils mauvais ?

Petit Louis n’ose pas penser. Il fixe les objets, il se pince, il compte ou se récite une fable de La Fontaine :

Le chêne un jour dit au roseau : (c’est con un chêne qui parle) Vous avez bien sujet… Le loup l’emporte et puis le mange. Pardi. Est-ce qu’un jour le mouton bouffera le loup ?

Il se met à aimer son père et le tient par la main. Un matin, voilà bien longtemps, il le tenait ainsi tandis qu’un chirurgien au calme insolent lui enlevait les amygdales. Petit Louis serrait très fort ces rudes doigts pacifistes et purs, durcis par le travail.

La porte s’ouvre : trois soldats en armes apparaissent. Il y en a un qui tient une feuille de bloc-note à la main et qui crie des noms :

— Dumoulin,

Bertois,

Lhargne.

Petit Louis reste paralysé par la peur. À sa profonde stupeur, il voit son père s’avancer vers les soldats.

Lui aussi Lhargne.

— Pas vous, proteste un des militaires, lequel a procédé à leur arrestation.

Il vient cueillir Petit Louis par le revers de sa veste et le pousse devant lui.

On emmène les trois prisonniers devant un conseil de guerre composé de trois officiers dont Petit Louis ne peut lire les grades car leurs galons dansent dans sa vue.

Celui du milieu interroge :

— Vous êtes bien les dénommés :

Gaspard Dumoulin,

Alfred Bertois,

et Louis Lhargne ?

Ils répondent que oui.

Je m’appelle donc Louis Lhargne. Pourquoi ce nom a-t-il une signification ?

— Vous appartenez à la milice, poursuit l’officier. Et vous avez sauvagement assassiné plusieurs hommes du maquis Andrix en mai dernier. Je sais que vous vous êtes rendus coupables de beaucoup d’autres forfaits, mais ces crimes nous suffisent. Les forces miliciennes de cette ville ont tiré sur l’armée française, la population meurtrie a droit à une prompte justice. C’est pourquoi nous vous condamnons à mort et donnons l’ordre que la sentence soit exécutée immédiatement.

Petit Louis chancelle et se glace. Brusquement un sanglier bondit dans sa poitrine et le charge furieusement. Ainsi, il avait pu comprendre sa mort parce qu’elle allait se dérouler comme il l’imaginait… Mille fois déjà, sa chair a répété l’atroce réalité à laquelle il se heurte. Les balles : douze balles brûlantes vont l’ouvrir au néant. Il va vivre, vivre jusqu’au bout, il va sentir le goût salé de sa langue, éprouver le besoin de pisser, entendre son sang qui produit un bruit de farine secouée dans un récipient. Pas un instant il ne va s’oublier pour mourir. Il va assister à sa mort, conscient, complet.

— Emmenez-les ! commande l’officier.

Le peloton est prêt dans la cour de l’école. La foule qui sait se pétrit devant les grilles et pousse timidement un cri de bête en liesse. Une atmosphère de kermesse entretient l’allégresse générale.

Petit Louis va mourir et on va le regarder mourir comme on regarde un film ou un match de boxe. Il a joué aux quatre coins dans cette cour, un de ces vieux platanes, contre lesquels ils s’adossait, va recueillir les balles qui l’auront transpercé.

— Non ! non ! hurle-t-il, je veux pas, je veux pas, j’ai rien fait, me tuez pas. Laissez-moi vous expliquer, je vais tout vous faire comprendre. Écoutez-moi, écoutez-moi.