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— Voilà le jour, annonce le père.

Il ôte sa pipe de sa bouche et mange goulûment l’air frais.

L’aube dévoile le visage mou de la mère. Un vent léger souffle sur la nuit et la nuit s’éparpille comme la boule duveteuse du pissenlit. La tête de la mère paraît composée dans une substance en train de changer d’état. On distingue des tavelures jaunes sur ses joues. Elle pend du haut en bas comme un sapin.

Hélène va pour penser quelque chose au sujet de sa mère, mais le regard mauvais de Petit Louis entrave le cours de ses réflexions.

À ce moment des mitrailleuses se déchargent, pas loin. Leur bruit trépidant frappe sur le matin humide. Lorsqu’il s’interrompt, Hélène dit à son frère :

— J’ai trouvé ! Toi tu regardes tes semblables comme si tu devais les tuer. Tu parais chercher l’endroit de leur individu où la vie est le plus exposée.

Petit Louis hausse les épaules.

Le père inspecte la chambre avec curiosité ; elle revêt une physionomie nouvelle sous la caresse du jour. Les objets n’ont plus le même relief. Certains apparaissent et s’imposent, d’autres au contraire s’en vont. Les meubles pénètrent languissamment dans leur monotone utilité. Un lit en fer, une commode, la table, l’évier, garnissent cette pièce où un humble bonheur pourrait se soustraire à la convoitise des foules. Mais le matelas étendu à terre gâche tout. Ce matelas représente quatre destins traqués. Il conserve encore le souvenir du corps de Petit Louis.

La mère est mal à son aise. Elle annonce :

— C’est triste de ne pas se sentir chez soi.

Elle commence fréquemment ses phrases par : « C’est triste »…

Les murs de la pièce sont hostiles. Ils se dressent comme des falaises implacables, meurtrissant les regards.

Petit Louis furète dans la chambre. Il ouvre les tiroirs de la commode, puis la porte du placard. Soudain, il pousse un petit sifflement.

— Veine ! s’écrie-t-il, un litre de marc.

Le père sursaute. La veille encore, il travaillait au percement d’un tunnel et ses yeux possèdent comme une expérience du noir, ils flottent dans une sorte de gélatine trouble qui ressemble à un chagrin coagulé.

— Du marc, répète-t-il avec un peu d’extase.

La mère intervient :

— Tout de même, lance-t-elle, sur un ton de reproche, n’oubliez pas que vous êtes chez Eugène.

— Eugène, ironise Petit Louis, à l’heure actuelle il doit avoir assez de plomb dans le ventre pour être sûr de couler à pic « s’ils » le foutent à la rivière. C’est un bagarreur. Il m’a dit : « Moi, je n’aime pas jouer à cache-cache, je vais finir mes cartouches aux côtés des frizous. Bonne chance à vous tous. » Alors tu parles… son marc…

Le souvenir d’Eugène se place en évidence au milieu de la pièce. Tout le monde en prend un peu.

Le père dit :

— Il a eu tort, il faut savoir s’arrêter.

— Oh, fait Petit Louis, il avait la gueule à finir comme ça.

Hélène essaie de se rappeler Eugène. C’était un garçon parmi tant d’autres, elle regrette de ne pas lui avoir accordé une plus grande attention. Maintenant que l’histoire de cet homme est complète par le fait de sa mort, Hélène s’y intéresse.

— Il avait de la famille ? questionne-t-elle.

— Oui, sa vieille je crois, à la campagne.

Hélène baisse la tête avec accablement.

— Des gens, sa mère… À quoi tout cela a-t-il servi ?

Eugène est allé se faire crever la paillasse. Et tout ce qui se justifiait par son existence s’est anéanti avec lui. Il ne demeure plus de lui que de minuscules souvenirs qui tombent les uns après les autres et font de grands ronds fugaces dans la mémoire.

— C’est la destinée, assure la mère.

Chacun se sent soulagé par ce lieu commun. Petit Louis tend le litre au père.

— Bois ! ordonne-t-il, à notre santé, il y a que ça qui compte.

— Oui, balbutie le vieux en entonnant la bouteille, y a que ça…

Le père s’essuie les lèvres.

— Ouf ! soupire-t-il. Lorsque je bois du marc, il me semble que je bois la France.

Petit Louis a un sourire vénéneux.

— La France…

— Je la connais… affirme le père.

— Comme si tu l’avais faite, ronchonne Petit Louis.

— Mais j’en ai fait un peu ! s’écrie le vieux. On fait un enfant avec du sang, on fait un pays avec des routes. Et vois-tu il y a des kilomètres de routes dans mes mains.

Il va se planter devant l’étroite fenêtre. L’incendie pantèle et s’affaisse dans ses cendres. Derrière lui, le jour se lève, élégant ; un jour plus collectif que les autres.

Un étrange malheur sèche la gorge du père : voici l’heure de partir au travail et il demeure là. La nuit, il pouvait l’offrir en holocauste aux dieux cruels de l’actualité, mais ce jour facile appartient à une accoutumance qui habite en lui et le domine, il ne peut en disposer.

Hier encore, il a retrouvé ses camarades devant l’entrée du tunnel et tous, entassés dans d’étroits wagonnets, sont partis à l’attaque de la montagne.

Le vacarme des foreuses s’est déclenché, accompagné par le bruit des pioches, par le cahotement grinçant des chariots, par les cris du contremaître.

Le tunnel transpire une eau trouble et glacée : le sang des pierres. Cette hémorragie ruisselle sous les pieds, diluant la terre grasse. C’est bon de sentir que le sol vous retient.

Albert Lhargne aime le travail. Une frénésie prodigieuse le transporte lorsque sa force communique à l’inertie des choses, l’intelligence des hommes.

Chaque jour, ils avancent plus avant dans la montagne, rongeurs scientifiques et persévérants, conscients de dompter cette orgueilleuse excroissance de globe.

Les ampoules d’une électricité hâtive dispensent une lumière maigre, dans laquelle les hommes s’affairent, chargés de reflets incertains.

Le dehors… Qu’est le dehors pour ces ouvriers ? Un passé tourmenté et un avenir perfide auquel il convient de songer le moins possible. Ils appartiennent à la route qui, venue des gloires extérieures, s’enfonce comme une veine dans le roc.

Hélène questionne :

— Pourquoi bouges-tu les mains de cette façon, papa ?

Le père regarde ses mains. Péniblement il les lève, elles sont lourdes d’inutilité. Ce sont de grosses mains solides, en bois calleux.

— Je ne sais pas.

Mais si, il sait ! Parbleu, elles ont des mouvements de travail. Elles piaffent comme des chevaux à l’heure de la besogne.

Hélène admire les mains de son père qui se balancent lourdement de chaque côté de ses jambes.

Et elle comprend.

— Tu as des mains nobles, murmure-t-elle.

Le vieux sourit, d’un air gêné.

— Il a de grosses « pognes », rectifie la mère ; c’est Petit Louis qui en a de belles.

Petit Louis, en effet, possède des mains précieuses, menues et cultivées. Des mains d’assassin ou de pianiste.

— La noblesse des mains, dit gravement Hélène, se mesure à l’usage qu’on en fait.

— Connasse ! grince Petit Louis.

Il met les mains dans ses poches.

Le père soupire. Il y a des moments où il ne reconnaît plus bien ses enfants. Ceux-ci lui échappent. Ah ! c’est pénible de gérer d’autres âmes lorsqu’on n’a pas d’intelligence.