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— Comme tu l'aimes encore en dépit de tout ce qu'il t'inflige !

— Ne dis pas de sottises ! J'accomplis mon devoir, rien que mon devoir ! fit Catherine, sans tourner la tête pour ne plus rencontrer le regard noir, trop perspicace, dont elle connaissait bien le pouvoir sur son esprit : jamais elle n'avait réussi à mentir à Sara.

Nul, pas même Dieu, ne peut exiger d'une femme qu'elle sacrifie sa propre vie pour voler au secours de l'homme qui la rejette.

— Le jour où je l'ai épousé, j'ai juré de le servir, de l'aider, de le secourir...

— Tu as surtout juré de l'aimer et je reconnais que tu es incroyablement fidèle à ton serment. Essaie de voir la vérité en face, Catherine. Tu es en train de prendre la mesure de ton amour, tout simplement.

— Quelle stupidité !

— Stupidité ? Crois-tu ? Ce n'est pourtant pas un imbécile qui a dit cela : « La mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure... » L'abbé Bernard qui m'a un jour cité cette parole, à ton sujet d'ailleurs, disait qu'elle était de saint Augustin...

Il faisait nuit noire quand ils arrivèrent à Montsalvy vers trois heures du matin et la ville ressemblait à un fantôme noir sur le ciel ténébreux. Seule, une fumée grise à reflets rougeâtres montait le long du clocher de l'église et l'éclairait un peu : les feux qu'avaient allumés les moines. Le vent d'ailleurs apportait leur odeur balsamique. Le silence était profond, les chemins de ronde déserts, privés de leurs feux de veille et de l'écho du pas ferré des sentinelles. Mais ce fut la vue de sa maison qui serra le plus cruellement le cœur de Catherine car aucune lumière n'y paraissait, aucun bruit n'en sortait... Les fenêtres du logis que l'on pouvait apercevoir par-dessus la muraille qui doublait celle de la ville, étaient obscures elles aussi.

— Y a-t-il encore quelqu'un de vivant ? murmura Catherine en se signant. Il est difficile d'y croire !

— Il faut y aller voir, marmotta Josse et pour cela nous faire ouvrir d'abord la porte de la ville. Les moines ont jugé inutile d'assurer une garde quelconque, avec juste raison d'ailleurs car la peur est bien la meilleure des protections, mais ils ont tout de même pris soin de refermer les portes.

Décrochant de sa ceinture une trompe en corne cerclée d'argent il la porta à sa bouche et par trois fois en tira un long mugissement qui fit frissonner Catherine. Puis il attendit un instant et recommença.

— Il faut leur laisser le temps d'arriver, murmura Catherine.

Espérons qu'ils oseront venir et ouvrir...

L'attente lui parut interminable. À Josse aussi d'ailleurs car au bout d'un moment, impatienté, il allait répéter son appel quand la flamme d'une torche apparut sur le chemin de ronde éclairant une forme noire qui se déplaçait rapidement et qui s'arrêta au-dessus de la porte. À la lumière de sa flamme, Catherine reconnut le frère Anthime en personne.

— Qui va là ? cria-t-il d'une voix mal assurée.

Celle de Josse éclata comme un tonnerre.

— Très haute et très noble dame Catherine, comtesse de Montsalvy qui vous requiert, frère Anthime, de lui ouvrir les portes de sa ville.

L'exclamation du moine tourna en gargouillis affolé.

— Da... dame Catherine ? bredouilla-t-il. Mais c'est... tout, tout à fait impopo... impopo... impossible ! La peste nous accable et...

— Je sais tout cela ! cria Catherine à son tour. Il n'empêche que je veux entrer, mon frère. Ouvrez cette porte, c'est un ordre et en l'absence de l'abbé Bernard je suis en droit de vous l'adresser...

Il n'hésita qu'un instant, maté sans discussion possible par le ton autoritaire de la châtelaine.

— C'est bon !... Je viens mais n'en prenez qu'à vous s'il vous arrive malheur...

Un instant plus tard la petite poterne s'ouvrait devant les trois cavaliers, découvrant le trésorier du couvent qui élevait sa torche pour éclairer la voûte et, en même temps, s'assurer qu'il s'agissait bien de Catherine. Du haut de sa mule, celle-ci le considéra sévèrement.

— Vous n'auriez pas dû les laisser partir. Toute la ville est sur les chemins par cette chaleur accablante.

J'aurais voulu vous y voir, dame ! Dieu lui- même n'aurait pas pu les empêcher. Ils étaient comme fous quand ils ont vu mourir l'homme.

— Qu'avez-vous fait du corps ?

— Nous l'avons brûlé, bien sûr, prenant en cela un risque bien suffisant. J'ai trente moines à l'abbaye et j'en dois compte à Dieu...

Tout en parlant, Catherine avait franchi la voûte et découvrait le portail surmonté d'un châtelet crénelé qui commandait l'entrée du château : des madriers empilés sur toute sa hauteur en bouchaient l'entrée.

— Et ceux qui étaient ici, n'en devez-vous pas compte aussi ? Et le seigneur de cette ville qui, à cette heure peut-être, est mort sans secours, sans confession, sans Dieu... n'en deviez-vous pas compte ?

L'abbé Bernard, lui, n'aurait pas édifié cette montagne de terreur...

— Qu'en savez-vous ? se rebiffa le moine. L'abbé Bernard aurait voulu, lui aussi, sauver le plus de vies humaines possible, le plus de vies qui le méritaient, tout au moins... mais ce qu'il y avait dans votre demeure, dame comtesse, c'était une bande de Satan !

— L'abbé Bernard n'aurait pas fait la différence et ce n'est pas à vous d'en juger. Allez chercher vos précieux moines et enlevez-moi tout ça. Je veux qu'on ouvre cette porte ! Je veux voir s'il est encore possible de sauver messire Arnaud...

Mais, au lieu d'obéir, frère Anthime se posa jambes écartées et bras croisés devant l'énorme tas.

— Jamais ! Cette porte est condamnée, elle le demeurera durant quarante jours ainsi que le veut la loi en cas de peste... D'ailleurs, il ne doit plus y avoir un seul être vivant à l'intérieur. Cette porte, vous le savez aussi bien que moi, donne accès à la cour et nous n'y sommes pas entrés. Personne n'est apparu dans les hourds du châtelet, personne n'a appelé... Et puis ne sentez-vous pas l'odeur ?

— Auriez-vous ouvert en ce cas ? J'en doute. À présent j'exige que vous ouvriez...

— Non, cent fois, mille fois non !

Exaspéré, Josse repoussant Catherine empoignait déjà le moine par son col quand Sara s'interposa.

— C'est inutile ! D'ailleurs il faudrait des heures pour ôter tout cela. S'il y a encore quelqu'un de vivant là-dedans il faut faire vite.

— Comment veux-tu faire vite si l'on ne peut pas entrer ?

— Par ici, non. Mais Josse oublie le souterrain de l'abbaye que l'abbé Bernard, après ton départ, a fait prolonger jusque sous le château. Toi, tu ne le connais pas.

— Mais Gauberte m'en a parlé ! Eh bien, nous nous contenterons du souterrain, frère Anthime, et vous allez nous y mener au plus vite...

Sans rien dire, Josse tira sa dague, en posa la pointe sur la gorge du trésorier puis, avec un doux sourire, susurra :

— Au plus vite !...

Entre la mort immédiate et un danger différé, le trésorier n'hésita qu'un instant.

— Suivez-moi...

Catherine revit la cour de l'abbaye, et ses feux odorants. On y laissa les mules débarrassées de leurs paniers. Elle revit le cloître avec son petit jardin où l'abbé Bernard cultivait si amoureusement la sauge, la rue, la camomille, l'absinthe, le marrube, le fenouil, la livèche, le pavot et d'autres bonnes plantes encore, enfin l'entrée du souterrain par lequel, une nuit d'angoisse, l'abbé l'avait fait fuir de Montsalvy. Le cercle était refermé. A présent c’était par ce même souterrain prolongé qu'elle allait regagner sa demeure...

Derrière le frère Anthime qui armé de sa torche montrait le chemin, Josse, Catherine et Sara, chargés des paniers, s'enfoncèrent dans les entrailles de la terre. On ouvrit devant eux, au bout d'un couloir assez court, une épaisse porte de châtaignier armée de fer et doublée d'une grille. L'odeur vaguement nauséabonde qui flottait dans le souterrain leur sauta au visage mais ils n'en furent pas trop incommodés car Sara, avant de descendre l'escalier, leur avait posé sur la figure des linges imbibés de vinaigre et les avait obligés à enfiler des gants. Le frère pour sa part tenait un tampon sur son visage.