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Maurice, que le délire de la fièvre soulevait, eut un rire de fou.

-Une belle fête au Conseil d'État et aux Tuileries... On a illuminé les façades, les lustres étincellent, les femmes dansent... Ah! dansez, dansez donc, dans vos cotillons qui fument, avec vos chignons qui flamboient...

De son bras valide, il évoquait les galas de Gomorrhe et de Sodome, les musiques, les fleurs, les jouissances monstrueuses, les palais crevant de telles débauches, éclairant l'abomination des nudités d'un tel luxe de bougies, qu'ils s'étaient incendiés eux-mêmes. Soudain, il y eut un fracas épouvantable. C'était, aux Tuileries, le feu, venu des deux bouts, qui atteignait la salle des maréchaux. Les tonneaux de poudre s'enflammaient, le pavillon de l'horloge sautait, avec une violence de poudrière. Une gerbe immense monta, un panache qui emplit le ciel noir, le bouquet flamboyant de l'effroyable fête.

-Bravo, la danse! cria Maurice, comme à une fin de spectacle, lorsque tout retombe aux ténèbres.

Jean, bégayant, le supplia de nouveau, en phrases éperdues. Non, non! Il ne fallait point vouloir le mal! Si c'était la destruction de tout, eux-mêmes allaient donc périr? Et il n'avait plus qu'une hâte, aborder, échapper au terrible spectacle. Pourtant, il eut la prudence de dépasser encore le pont de la Concorde, de façon à ne débarquer que sur la berge du quai de la conférence, après le coude de la Seine. Et, à ce moment critique, au lieu de laisser aller le canot, il perdit quelques minutes à l'amarrer solidement, dans son respect instinctif du bien des autres. Son plan était de gagner la rue des Orties, par la place de la Concorde et la rue Saint-Honoré. Après avoir fait asseoir Maurice sur la berge, il monta seul l'escalier du quai, il fut repris d'inquiétude, en comprenant quelle peine ils auraient à franchir les obstacles entassés là. C'était l'imprenable forteresse de la Commune, la terrasse des Tuileries armée de canons, les rues royale, Saint-florentin et de Rivoli barrées par de hautes barricades, solidement construites; et cela expliquait la tactique de l'armée de Versailles, dont les lignes, cette nuit-là, formaient un immense angle rentrant, le sommet à la place de la Concorde, les deux extrémités, l'une, sur la rive droite, à la gare des marchandises de la compagnie du nord, l'autre, sur la rive gauche, à un bastion des remparts, près de la porte d'Arcueil. Mais le jour allait naître, les communards avaient évacué les Tuileries et les barricades, la troupe venait de s'emparer du quartier, au milieu d'autres incendies, douze autres maisons qui brûlaient depuis neuf heures du soir, au carrefour de la rue Saint-Honoré et de la rue royale.

En bas, lorsque Jean fut redescendu sur la berge, il trouva Maurice somnolent, comme hébété après sa crise de surexcitation.

-Ca ne va pas être facile... Au moins, pourras-tu marcher encore, mon petit?

-Oui, oui, ne t'inquiète pas. J'arriverai toujours, mort ou vivant.

Et il eut surtout de la peine à monter l'escalier de pierre. Puis, en haut, sur le quai, il marcha lentement, au bras de son compagnon, d'un pas de somnambule. Bien que le jour ne se levât pas encore, le reflet des incendies voisins éclairait la vaste place d'une aube livide. Ils en traversèrent la solitude, le coeur serré de cette morne dévastation. Aux deux bouts, de l'autre côté du pont et à l'extrémité de la rue royale, on distinguait confusément les fantômes du Palais-Bourbon et de la Madeleine, labourés par la canonnade. La terrasse des Tuileries, battue en brèche, s'était en partie écroulée. Sur la place même, des balles avaient troué le bronze des fontaines, le tronc géant de la statue de Lille gisait par terre, coupé en deux par un obus, tandis que la statue de Strasbourg, à côté, voilée de crêpe, semblait porter le deuil de tant de ruines. Et il y avait là, près de l'obélisque intact, dans une tranchée, un tuyau à gaz, fendu par quelque coup de pioche, qu'un hasard avait allumé, et qui lâchait, avec un bruit strident, un long jet de flamme.

Jean évita la barricade qui fermait la rue royale, entre le ministère de la marine et le garde-meuble, sauvés du feu. Il entendait, derrière les sacs et les tonneaux de terre dont elle était faite, de grosses voix de soldats. En avant, un fossé la défendait, plein d'eau croupie, où nageait un cadavre de fédéré; et, par une brèche, on apercevait les maisons du carrefour Saint- Honoré, qui achevaient de brûler, malgré les pompes venues de la banlieue, dont on distinguait le ronflement. À droite et à gauche, les petits arbres, les kiosques des marchandes de journaux, étaient brisés, criblés de mitraille. De grands cris s'élevaient, les pompiers venaient de découvrir, dans une cave, sept locataires d'une des maisons, à moitié carbonisés.

Bien que la barricade, barrant la rue Saint-florentin et la rue de Rivoli, parût plus formidable encore, avec ses hautes constructions savantes, Jean avait eu l'instinct d'y sentir le passage moins dangereux. Elle était en effet complètement évacuée, sans que la troupe eût encore osé l'occuper. Des canons y dormaient, dans un lourd abandon. Pas une âme derrière cet invincible rempart, rien qu'un chien errant qui se sauva. Mais, comme Jean se hâtait, dans la rue Saint-florentin, soutenant Maurice affaibli, ce qu'il craignait arriva, ils se heurtèrent contre toute une compagnie du 88e de ligne, qui avait tourné la barricade.

-Mon capitaine, expliqua-t-il, c'est un camarade que ces brigands viennent de blesser, et que je conduis à l'ambulance.

La capote, jetée sur les épaules de Maurice, le sauva, et le coeur de Jean sautait à se rompre, pendant qu'ils descendaient enfin ensemble la rue Saint-Honoré. Le jour pointait à peine, des coups de feu partaient des rues transversales, car on se battait encore dans tout le quartier. Ce fut un miracle, s'ils purent atteindre la rue des frondeurs, sans faire d'autre mauvaise rencontre. Ils n'allaient plus que très lentement, ces trois ou quatre cents mètres à parcourir semblèrent interminables. Puis, rue des frondeurs, ils tombèrent dans un poste de communards; mais ceux- ci, effrayés, croyant à l'arrivée de tout un régiment, prirent la fuite. Et il ne restait qu'un bout de la rue d'Argenteuil à suivre, pour être rue des Orties.

Ah! cette rue des Orties, avec quelle fièvre d'impatience Jean la souhaitait, depuis quatre grandes heures! Lorsqu'ils y entrèrent, ce fut une délivrance. Elle était noire, déserte, silencieuse, comme à cent lieues de la bataille. La maison, une vieille et étroite maison sans concierge dormait d'un sommeil de mort.

-J'ai les clefs dans ma poche, bégaya Maurice. La grande est celle de la rue, la petite, celle de ma chambre, tout en haut.

Et il succomba, il s'évanouit, entre les bras de Jean, dont l'inquiétude et l'embarras furent extrêmes. Il en oublia de refermer la porte de la rue, et dut le monter à tâtons, dans cet escalier inconnu, en évitant les chocs, de peur d'amener du monde. Puis, en haut, il se perdit, il lui fallut poser le blessé sur une marche, chercher la porte, à l'aide d'allumettes qu'il avait heureusement; et ce fut seulement lorsqu'il l'eut trouvée, qu'il redescendit le prendre. Enfin, il le coucha sur le petit lit de fer, en face de la fenêtre, dominant Paris, qu'il ouvrit toute large, dans un besoin de grand air et de lumière. Le jour naissait, il tomba devant le lit, sanglotant, assommé et sans force, sous le réveil de cette affreuse pensée qu'il avait tué son ami.