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-C'est mon frère, monsieur le major, et c'est un de vos soldats de Sedan.

Il ne répondit pas, débanda les plaies, les examina en silence, tira des fioles de sa poche et refit un pansement, en montrant à la jeune femme comment on devait s'y prendre. Puis, de sa voix rude, il demanda tout à coup au blessé:

-Pourquoi t'es-tu mis du côté des gredins, pourquoi as-tu fait une saleté pareille?

Maurice, les yeux luisants, le regardait depuis qu'il était là, sans ouvrir la bouche. Il répondit ardemment, dans sa fièvre:

-Parce qu'il y a trop de souffrance, trop d'iniquité et trop de honte!

Alors, Bouroche eut un grand geste, comme pour dire qu'on allait loin, quand on entrait dans ces idées-là. Il fut sur le point de parler encore, finit par se taire. Et il partit, en ajoutant simplement:

-Je reviendrai.

Sur le palier, il déclara à Henriette qu'il n'osait répondre de rien. Le poumon était touché sérieusement, une hémorragie pouvait se produire, qui foudroierait le blessé.

Lorsque Henriette rentra, elle s'efforça de sourire, malgré le coup qu'elle venait de recevoir en plein coeur. Est-ce qu'elle ne le sauverait pas, est-ce qu'elle n'allait pas empêcher cette affreuse chose, leur éternelle séparation à tous les trois, qui étaient là réunis encore, dans leur ardent souhait de vie? De la journée, elle n'avait pas quitté cette chambre, une vieille voisine s'était chargée obligeamment de ses commissions. Et elle revint reprendre sa place, près du lit, sur une chaise.

Mais, cédant à son excitation fiévreuse, Maurice questionnait Jean, voulait savoir. Celui-ci ne disait pas tout, évitait de conter l'enragée colère qui montait contre la Commune agonisante, dans Paris délivré. On était déjà au mercredi. Depuis le dimanche soir, depuis deux grands jours, les habitants avaient vécu au fond de leurs caves, suant la peur; et, le mercredi matin, lorsqu'ils avaient pu se hasarder, le spectacle des rues défoncées, les débris, le sang, les effroyables incendies surtout, venaient de les jeter à une exaspération vengeresse. Le châtiment allait être immense. On fouillait les maisons, on jetait aux pelotons des exécutions sommaires le flot suspect des hommes et des femmes qu'on ramassait. Dès six heures du soir, ce jour-là, l'armée de Versailles était maîtresse de la moitié de Paris, du parc de Montsouris à la gare du nord, en passant par les grandes voies. Et les derniers membres de la Commune, une vingtaine, avaient dû se réfugier boulevard Voltaire, à la mairie du XIe arrondissement.

Un silence se fit, Maurice murmura, les yeux au loin sur la ville, par la fenêtre ouverte à l'air tiède de la nuit:

-Enfin, ça continue, Paris brûle!

C'était vrai, les flammes avaient reparu, dès la tombée du jour; et, de nouveau, le ciel s'empourprait d'une lueur scélérate. Dans l'après-midi, lorsque la poudrière du Luxembourg avait sauté avec un fracas épouvantable, le bruit s'était répandu que le Panthéon venait de crouler au fond des catacombes. Toute la journée d'ailleurs, les incendies de la veille avaient continué, le palais du Conseil d'État et les Tuileries brûlaient, le ministère des Finances fumait à gros tourbillons. Dix fois, il avait fallu fermer la fenêtre, sous la menace d'une nuée de papillons noirs, des vols incessants de papiers brûlés, que la violence du feu emportait au ciel, d'où ils retombaient en pluie fine; et Paris entier en fut couvert, et l'on en ramassa jusqu'en Normandie, à vingt lieues. Puis, maintenant, ce n'étaient pas seulement les quartiers de l'ouest et du sud qui flambaient, les maisons de la rue Royale, celles du carrefour de la Croix-Rouge et de la rue Notre-Dame-des-Champs. Tout l'est de la ville semblait en flammes, l'immense brasier de l'Hôtel de Ville barrait l'horizon d'un bûcher géant. Et il y avait encore là, allumés comme des torches, le Théâtre-Lyrique, la mairie du ive arrondissement, plus de trente maisons des rues voisines; sans compter le théâtre de la Porte-Saint-Martin, au nord, qui rougeoyait à l'écart, ainsi qu'une meule, au fond des champs ténébreux. Des vengeances particulières s'exerçaient, peut-être aussi des calculs criminels s'acharnaient-ils à détruire certains dossiers. Il n'était même plus question de se défendre, d'arrêter par le feu les troupes victorieuses. Seule, la démence soufflait, le Palais de Justice, l'Hôtel-Dieu, Notre-Dame venaient d'être sauvés, au petit bonheur du hasard. Détruire pour détruire, ensevelir la vieille humanité pourrie sous les cendres d'un monde, dans l'espoir qu'une société nouvelle repousserait heureuse et candide, en plein paradis terrestre des primitives légendes!

-Ah! la guerre, l'exécrable guerre! dit à demi-voix Henriette, en face de cette cité de ruines, de souffrance et d'agonie.

N'était-ce pas, en effet, l'acte dernier et fatal, la folie du sang qui avait germé sur les champs de défaite de Sedan et de Metz, l'épidémie de destruction née du siège de Paris, la crise suprême d'une nation en danger de mort, au milieu des tueries et des écroulements?

Mais Maurice, sans quitter des yeux les quartiers qui brûlaient, là-bas, bégaya lentement, avec peine:

-Non, non, ne maudis pas la guerre... Elle est bonne, elle fait son oeuvre...

Jean l'interrompit d'un cri de haine et de remords.

-Sacré bon Dieu! quand je te vois là, et quand c'est par ma faute... Ne la défends plus, c'est une sale chose que la guerre!

Le blessé eut un geste vague.

-Oh! moi, qu'est-ce que ça fait? il y en a bien d'autres!... C'est peut-être nécessaire, cette saignée. La guerre, c'est la vie qui ne peut pas être sans la mort.

Et les yeux de Maurice se fermèrent, dans la fatigue de l'effort que lui avaient coûté ces quelques mots. D'un signe, Henriette avait prié Jean de ne pas discuter. Toute une protestation la soulevait elle-même, sa colère contre la souffrance humaine, malgré son calme de femme frêle et si brave, avec ses regards limpides où revivait l'âme héroïque du grand-père, le héros des légendes napoléoniennes.

Deux jours se passèrent, le jeudi et le vendredi, au milieu des mêmes incendies et des mêmes massacres. Le fracas du canon ne cessait pas; les batteries de Montmartre, dont l'armée de Versailles s'était emparée, canonnaient sans relâche celles que les fédérés avaient installées à Belleville et au Père-Lachaise; et ces dernières tiraient au hasard sur Paris: des obus étaient tombés rue Richelieu et à la place Vendôme. Le 25 au soir, toute la rive gauche était entre les mains des troupes. Mais, sur la rive droite, les barricades de la place du Château-D'eau et de la place de la Bastille tenaient toujours. Il y avait là deux véritables forteresses que défendait un feu terrible, incessant. Au crépuscule, dans la débandade des derniers membres de la Commune, Delescluze avait pris sa canne, et il était venu, d'un pas de promenade, tranquillement, jusqu'à la barricade qui fermait le boulevard Voltaire, pour y tomber foudroyé, en héros. Le lendemain, le 26, dès l'aube, le Château-D'eau et la Bastille furent emportés, les communards n'occupèrent plus que la Villette, Belleville et Charonne, de moins en moins nombreux, réduits à la poignée de braves qui voulaient mourir. Et, pendant deux jours, ils devaient résister encore et se battre, furieusement.