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-Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide... Va, va! prends la pioche, prends la truelle! et retourne le champ, et rebâtis la maison!... Moi, tu as bien fait de m'abattre, puisque j'étais l'ulcère collé à tes os!

Il délira encore, il voulut se lever, s'accouder à la fenêtre.

-Paris brûle, rien ne restera... Ah! cette flamme qui emporte tout, qui guérit tout, je l'ai voulue, oui! elle fait la bonne besogne... Laissez-moi descendre, laissez-moi achever l'oeuvre d'humanité et de liberté...

Jean eut toutes les peines du monde à le remettre au lit, tandis qu'Henriette, en larmes, lui parlait de leur enfance, le suppliait de se calmer, au nom de leur adoration. Et, sur Paris immense, le reflet de braise avait encore grandi, la mer de flammes semblait gagner les lointains ténébreux de l'horizon, le ciel était comme la voûte d'un four géant, chauffé au rouge clair. Et, dans cette clarté fauve des incendies, les grosses fumées du ministère des finances, qui brûlait obstinément depuis l'avant-veille, sans une flamme, passaient toujours en une sombre et lente nuée de deuil.

Le lendemain, le samedi, une amélioration brusque se déclara dans l'état de Maurice: il était beaucoup plus calme, la fièvre avait diminué; et ce fut une grande joie pour Jean, lorsqu'il trouva Henriette souriante, reprenant le rêve de leur intimité à trois, dans un avenir de bonheur encore possible, qu'elle ne voulait pas préciser. Est-ce que le destin allait faire grâce? Elle passait les nuits, elle ne bougeait pas de cette chambre, où sa douceur active de cendrillon, ses soins légers et silencieux mettaient comme une caresse continue. Et, ce soir-là, Jean s'oublia près de ses amis avec un plaisir étonné et tremblant. Dans la journée, les troupes avaient pris Belleville et les buttes-Chaumont. Il n'y avait plus que le cimetière du Père-Lachaise, transformé en un camp retranché, qui résistât. Tout lui semblait fini, il affirmait même qu'on ne fusillait plus personne. Il parla simplement des troupeaux de prisonniers qu'on dirigeait sur Versailles. Le matin, le long du quai, il en avait rencontré un, des hommes en blouse, en paletot, en manches de chemise, des femmes de tout âge, les unes avec des masques creusés de furies, les autres dans la fleur de leur jeunesse, des enfants âgés de quinze ans à peine, tout un flot roulant de misère et de révolte, que des soldats poussaient sous le clair soleil, et que les bourgeois de Versailles, disait- on, accueillaient avec des huées, à coups de canne et d'ombrelle.

Mais, le dimanche, Jean fut épouvanté. C'était le dernier jour de l'exécrable semaine. Dès le triomphal lever du soleil, par cette limpide et chaude matinée de jour de fête, il sentit passer le frisson de l'agonie suprême. On venait d'apprendre seulement les massacres répétés des otages, l'archevêque, le curé de la Madeleine et d'autres fusillés, le mercredi, à la Roquette, les dominicains d'Arcueil tirés à la course, comme des lièvres, le jeudi, des prêtres encore et des gendarmes au nombre de quarante- sept foudroyés à bout portant, au secteur de la rue Haxo, le vendredi; et une fureur de représailles s'était rallumée, les troupes exécutaient en masse les derniers prisonniers qu'elles faisaient. Pendant tout ce beau dimanche, les feux de peloton ne cessèrent pas, dans la cour de la caserne Lobau, pleine de râles, de sang et de fumée. À la Roquette, deux cent vingt-sept misérables, ramassés au hasard du coup de filet, furent mitraillés en tas, hachés par les balles. Au Père-Lachaise, bombardé depuis quatre jours, emporté enfin tombe par tombe, on en jeta cent quarante-Huit contre un mur, dont le plâtre ruissela de grandes larmes rouges; et trois d'entre eux, blessés, s'étant échappés, on les reprit, on les acheva. Combien de braves gens pour un gredin, parmi les douze mille malheureux à qui la Commune avait coûté la vie! L'ordre de cesser les exécutions était, disait-on, venu de Versailles. Mais l'on tuait quand même, Thiers devait rester le légendaire assassin de Paris, dans sa gloire pure de libérateur du territoire; tandis que le maréchal De Mac-Mahon, le vaincu de Froeschwiller, dont une proclamation couvrait les murs, annonçant la victoire, n'était plus que le vainqueur du Père-Lachaise. Et Paris ensoleillé, endimanché, paraissait en fête, une foule énorme encombrait les rues reconquises, des promeneurs allaient d'un air de flânerie heureuse voir les décombres fumants des incendies, des mères tenant à la main des enfants rieurs, s'arrêtaient, écoutaient un instant avec intérêt les fusillades assourdies de la caserne Lobau.

Le dimanche soir, au déclin du jour, lorsque Jean monta le sombre escalier de la maison, rue des Orties, un affreux pressentiment lui serrait le coeur. Il entra, et tout de suite il vit l'inévitable fin, Maurice mort sur le petit lit, étouffé par l'hémorragie que Bouroche redoutait. L'adieu rouge du soleil glissait par la fenêtre ouverte, deux bougies brûlaient déjà sur la table, au chevet du lit. Et Henriette, à genoux dans ses vêtements de veuve qu'elle n'avait pas quittés, pleurait en silence.

Au bruit, elle leva la tête, elle eut un frisson, à voir entrer Jean. Lui, éperdu, allait se précipiter, prendre ses mains, mêler d'une étreinte sa douleur à la sienne. Mais il sentit les petites mains tremblantes, tout l'être frémissant et révolté qui se reculait, qui s'arrachait, à jamais. N'était-ce pas fini entre eux, maintenant? La tombe de Maurice les séparait, sans fond. Et lui aussi ne put que tomber à genoux, en sanglotant tout bas.

Pourtant, au bout d'un silence, Henriette parla.

-Je tournais le dos, je tenais un bol de bouillon, quand il a jeté un cri... Je n'ai eu que le temps d'accourir, et il est mort, en m'appelant, en vous appelant, vous aussi, dans un flot de sang...

Son frère, mon Dieu! son Maurice adoré par delà la naissance, qui était un autre elle-même, qu'elle avait élevé, sauvé! son unique tendresse, depuis qu'elle avait vu, à Bazeilles, contre un mur, le corps de son pauvre Weiss troué de balles! La guerre achevait donc de lui prendre tout son coeur, elle resterait donc seule au monde, veuve et dépareillée, sans personne qui l'aimerait!

-Ah! bon sang! cria Jean dans un sanglot, c'est ma faute!... Mon cher petit pour qui j'aurais donné ma peau, et que je vais massacrer comme une brute!... Qu'allons-nous devenir? Me pardonnerez-vous jamais?

Et, à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent, et ils restèrent bouleversés de ce qu'ils pouvaient enfin y lire nettement. Le passé s'évoquait, la chambre perdue de Remilly, où ils avaient vécu des jours si tristes et si doux. Lui, retrouvait son rêve, d'abord inconscient, ensuite à peine formulé: la vie là-bas, un mariage, une petite maison, la culture d'un champ qui suffirait à nourrir un ménage de braves gens modestes. Maintenant, c'était un désir ardent, une certitude aiguë qu'avec une femme comme elle, si tendre, si active, si brave, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Et, elle, qui autrefois n'était pas même effleurée par ce rêve, dans le don chaste et ignoré de son coeur, voyait clair à présent, comprenait tout d'un coup. Ce mariage lointain, elle-même l'avait voulu alors, sans le savoir. La graine qui germait avait cheminé sourdement, elle l'aimait d'amour, ce garçon près duquel elle n'avait d'abord été que consolée. Et leurs regards se disaient cela, et ils ne s'aimaient ouvertement, à cette heure, que pour l'adieu éternel. Il fallait encore cet affreux sacrifice, l'arrachement dernier, leur bonheur possible la veille s'écroulant aujourd'hui avec le reste, s'en allant avec le flot de sang qui venait d'emporter leur frère.