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« Il nous faut quitter cet endroit, déclara Drusus à Capito qui le regardait d’un œil vitreux. Nous n’avons aucune chance. Leurs archers nous décimerons à tour de bras un peu plus chaque jour et si nous survivons à la fièvre, Olaus le Danois enverra une armée finir le travail.

— L’empereur nous a envoyés ici pour conquérir cette terre, dit Capito, en se redressant sur son lit et en regardant autour de lui dans un vague sursaut de vitalité. Ne sommes-nous pas des Romains ? Oserons-nous nous présenter à Rome devant l’empereur pour lui faire part de notre lamentable échec ? » Il s’effondra, épuisé, en murmurant des paroles incompréhensibles ; pourtant Drusus devait encore le considérer comme son supérieur.

Au vingt-huitième jour, plusieurs centaines de Mayas se présentèrent sur la plage, armés de lances. C’était de petits bonshommes basanés pratiquement nus, hormis leurs chapeaux de plumes et leurs armures en coton. Drusus mena la contre-attaque lui-même, bien qu’il lui eût été difficile de trouver des hommes suffisamment valides pour combattre. Les Mayas résistèrent étonnamment bien face aux épées et boucliers des Romains mais finirent par être repoussés, au coût de trente vies romaines. Encore quelques batailles comme celle-ci, songea Drusus, et ce sera la fin.

Capito succomba à la fièvre le lendemain.

Drusus s’assura qu’il reçoive les honneurs d’un enterrement digne du rang d’un consul tombé en terre étrangère pour l’Empire. Lorsque les dernières paroles furent chantées et la dernière pelletée de sable jetée sur sa tombe, il prit une profonde inspiration et se tourna vers ses lieutenants. « Nous en avons terminé ici. Tous aux navires ! Aux navires ! »

Cette fois, sur plus de quarante mille hommes envoyés par Rome pour la deuxième fois à la conquête du Nouveau Monde, seulement six cents rentrèrent vivants. Des centaines périrent en mer lors du voyage de retour, dont l’équipage entier du bateau que Drusus avait confié à Marcus Junianus. Pour lui, le plus dur fût de perdre Marcus au cours de cette entreprise stupide. Il avait beau prendre du recul par rapport à sa mort, comme l’aurait fait un Romain de l’ancienne époque, il était incapable de cacher sa peine et sa douleur. Il devait aux dieux une mort, certes, mais pas celle de Marcus, et il savait qu’il porterait avec lui le chagrin et la responsabilité de sa disparition jusqu’à sa propre mort.

Le pénible voyage de retour l’avait grandement affaibli. Il lui fallut deux semaines de repos dans la maison familiale du Latium avant d’être suffisamment fort pour aller faire son rapport à l’empereur qui le reçut dans la villa royale de Tibur, vieille de mille ans.

Saturninus semblait avoir vieilli depuis la dernière fois que Drusus l’avait vu. Il était très différent de l’image qu’il en avait gardée – il s’était quelque peu affaissé et ses cheveux noirs luisants étaient désormais poivre et sel. Après tout, nous vieillissons tous, songea Drusus. Mais il n’y avait pas que cet éclat de jeunesse qui avait disparu chez l’empereur. L’aura de vitalité qui avait habité ce personnage si impressionnant semblait aussi l’avoir quitté. Le temps qui passe, songea Drusus, ou était-ce simplement le souvenir qu’il gardait d’Olaus le Danois, cet homme qui dégageait une puissance et une férocité sans limites, qui rendait aujourd’hui l’empereur moins impressionnant.

L’empereur demanda à Drusus, de manière presque détachée, de lui faire part du sort de la deuxième expédition. Drusus répondit d’un ton posé et dénué de toute émotion, décrivant d’abord la terre, le climat et la splendeur de la cité maya. Puis il en vint au désastre lui-même : il y avait d’abord eu une succession de problèmes, disait-il, la chaleur, les serpents, les scorpions, les fourmis rouges, la maladie, l’hostilité des autochtones et, pour couronner le tout, une terrible tempête. Il évita de parler d’Olaus le Danois. Il lui semblait peu opportun d’annoncer à l’empereur qu’un sauvage venu du Nord avait bâti dans cette terre du bout du monde un empire capable de tenir tête à Rome : cela risquait seulement d’énerver l’empereur et de le pousser à exiger qu’on ramène cet individu à Rome sous les fers.

Saturninus écouta toute l’histoire avec le même air détaché, posant une ou deux questions à l’occasion, mais affichant visiblement un manque d’intérêt flagrant. Drusus allait maintenant aborder la partie la plus délicate de son rapport, la synthèse de ses réflexions sur sa mission dans le Nouveau Monde.

Il fallait procéder prudemment. Il faut toujours éviter de faire la leçon à un empereur, Drusus le savait ; on ne peut que faire des suggestions, pousser son interlocuteur vers ses propres conclusions. Il faut toujours se montrer particulièrement prudent lorsque l’on a compris que le projet qui tenait tant à cœur à l’empereur s’avère irraisonné et impossible à réaliser.

Il mentionna donc en priorité les difficultés rencontrées, le défi que représentait le maintien des lignes d’approvisionnement sur une distance aussi grande, la population vraisemblablement nombreuse du Nouveau Monde, les problèmes que posaient le climat et la maladie. Saturninus semblait être attentif, mais avec un certain détachement.

Puis Drusus se fit plus fébrile. Il fit allusion au prédécesseur de l’empereur, l’empereur Hadrianus, qui avait d’ailleurs construit la villa dans laquelle ils se trouvaient, comment Hadrianus avait fini par comprendre qu’au bout du compte, Rome ne pouvait pas envoyer ses légions dans toutes les parties du monde. Qu’il y avait des limites à accepter, que l’on pouvait se passer de conquêtes de terres lointaines. Drusus raconta à l’empereur que bien que ne partageant pas a priori le point de vue d’Hadrianus, l’expérience du Yucatán l’en avait convaincu. Mais l’empereur semblait ne plus l’écouter. Et Drusus comprit que cela faisait peut-être quelque temps qu’il n’écoutait plus. Rongé par le désir de secouer l’empereur de sa torpeur glaciale, il fut sur le point de déclarer : « La chose est tout simplement impossible à réaliser, César. Nous n’y arriverons jamais, autant abandonner et se convaincre que c’est une mauvaise opération. Car, si nous nous obstinons, nous finirons par massacrer des légions entières de nos meilleures troupes, épuiser nos finances et briser le moral de la nation. »

Mais avant qu’il ait eu le temps de prononcer ces mots, il entendit l’empereur murmurer, tel un oracle au cours d’une transe : « Rome est un océan, Drusus, immense et inépuisable. » Et il comprit avec effarement que l’empereur préparait déjà la prochaine expédition.