dont s’est alimenté Jean-Baptiste au désert;
c’est ce qui rend son nom si grand et glorieux,
ainsi que vous pouvez le voir dans l’Évangile.» [248]
CHANT XXIII
Tandis que je fouillais d’un regard curieux
dans le feuillage vert, comme font d’habitude
ceux qui perdent leur temps à chasser les oiseaux,
celui qui m’était plus qu’un père dit: «Mon fils,
allons-nous-en d’ici, car le temps qui nous reste
doit être dépensé plus raisonnablement.»
Alors je ramenai mon regard et mes pas
auprès des deux savants, qui discouraient si bien
que la marche pour moi n’était plus un effort.
Soudain on entendit chanter parmi des pleurs
Domine, labiamea [249], de telle sorte
que cela produisait peine et plaisir ensemble.
«Qu’est-ce que l’on entend là-bas, ô mon doux père?»
lui demandai-je alors; et lui: «Ce sont des ombres
qui peut-être ont fini leur temps de pénitence.»
Comme des pèlerins qui vont pensant ailleurs
et rejoignent en route un groupe d’inconnus,
se tournent pour les voir, mais ne s’arrêtent pas,
de même, allant plus vite et sur nos mêmes traces,
dans un pieux silence, une foule d’esprits
nous dépassait, jetant des regards étonnés.
Ces esprits avaient tous des yeux creusés et sombres
et leur visage pâle était si décharné
que la peau copiait la forme de leurs os.
Je n’imagine pas qu’Erysichton parvint [250]
jusqu’à l’extrême bord d’une maigreur pareille,
même lorsqu’il avait le plus souffert de faim.
Pour moi, je méditais, me disant en moi-même:
«Ces gens avaient perdu Jérusalem, sans doute,
quand Myriam se mit son enfant sous la dent.» [251]
Leurs yeux semblaient autant de bagues sans chaton;
ceux qui lisent OMO sur la face des hommes
n’auraient fait nul effort pour reconnaître l’M [252].
Qui croirait que c’était le parfum d’une pomme
ou le bruit de cette eau qui, produisant l’envie,
les faisait arriver à ce point, sans savoir?
Je cherchais, étonné, qui les affamait tant,
car la raison pour moi demeurait inconnue
autant de leur maigreur que de leur triste croûte;
quand voici que soudain, du profond de la tête,
une ombre vint jeter un long regard sur moi,
et dit ensuite: «À quoi dois-je donc cette grâce?»
Je ne l’aurais pas su reconnaître au visage;
mais au son de sa voix j’ai retrouvé de suite
tout ce que son aspect rendait méconnaissable.
L’étincelle suffit pour rallumer la flamme
du souvenir pendant à ces lèvres flétries,
car j’avais reconnu les traits de mon Forèse [253].
CHANT XXIII
«Tu ne dois regarder ni cette gale sèche
qui décolore ainsi ma peau, me disait-il,
ni ce reste de chair qui traîne encor sur moi;
mais parle-moi de toi; dis-moi qui sont aussi
ces deux ombres là-bas, qui te font compagnie;
et ne t’éloigne pas sans m’avoir tout conté!»
«Ta face, que ta mort m’avait tant fait pleurer,
me cause maintenant presque autant de chagrin,
lui répondis-je alors, à la voir si tordue.
Dis, pour l’amour de Dieu, qui te l’effeuille ainsi?
Dissipe ma surprise avant que je ne parle,
car on s’explique mal, si l’esprit est ailleurs.»
«Le vouloir éternel, me dit-il, a placé
dans l’arbre et dans les eaux qui restent en arrière
une vertu qui fait que je m’étire ainsi.
Toutes ces ombres-ci, qui chantent en pleurant
pour avoir trop suivi les plaisirs de la bouche,
par la faim et la soif deviennent enfin pures.
L’appétit de manger et de boire s’excite
au parfum dégagé par l’arbre et le fil d’eau
qui se fraie un chemin d’en haut, parmi les feuilles.
Et c’est plus d’une fois que nous faisons le tour
de l’endroit que tu vois, qui rafraîchit nos peines;
cependant, je dis peine et devrais dire joie,
car le même désir nous conduit vers cet arbre,
qui portait autrefois le Christ à dire: «Eli!»
lorsqu’il nous racheta, joyeux, avec son sang.»
«Depuis ce jour, Forèse, où tu laissas le monde,
lui répondis-je alors, pour un monde meilleur,
il ne s’est pas encore écoulé cinq années.
Mais puisque tu perdis le pouvoir de pécher
avant que l’heure vînt de la bonne douleur
qui refait l’union de notre âme avec Dieu,
comment es-tu monté jusqu’ici? Je pensais
que tu serais encore à l’étage d’en bas,
où le temps de l’erreur se paie avec le temps.» [254]
«C’est que je fus aidé, telle fut sa réponse,
à déguster la douce absinthe de la peine
par tous les pleurs versés par ma bonne Nella [255].
Ses larmes, ses soupirs, ses dévotes prières
m’ont tiré de la côte où les âmes attendent,
m’évitant le séjour dans les cercles suivants.
Elle est d’autant plus chère au Ciel et plus aimée,
ma veuve que jadis j’aimais si tendrement,
qu’aux bonnes actions elle a moins de compagnes,
puisque la Barbagia de Sardaigne possède [256]
plus de femmes sachant ce que c’est que pudeur,
que l’autre Barbagia qui la garde à présent.
Doux frère, que veux-tu que je te dise encore?
Je crois apercevoir déjà ce temps futur
(et l’heure d’aujourd’hui n’en est pas bien lointaine)
où du haut de la chaire il faudra prohiber
aux femmes sans pudeur qui remplissent Florence
de s’en aller montrant leur sein à tout venant.
Dis-moi, quelle barbare ou quelle Sarrasine
fallut-il menacer, pour la faire habiller,
de quelque châtiment, spirituel ou non?
Mais si ces femmes-là pouvaient imaginer
ce que le Ciel prépare à leur intention,
on les verrait déjà hurler à pleine bouche.
Car, si de l’avenir je vois bien les mystères,
avant que de l’enfant que l’on berce aujourd’hui
s’emplume le menton, elles seront damnées.
Mon frère, maintenant ne me cache plus rien!
Vois, je ne suis pas seul, puisque tous ces esprits
regardent le soleil que ton corps intercepte.»
Je répondis alors: «Si tu gardes mémoire
de tout ce que jadis nous fûmes l’un pour l’autre [257],
le souvenir lui-même ici nous sera dur.
Celui qui me précède est venu me tirer
de la vie où j’étais, pas plus loin qu’avant-hier
(lui montrant le soleil), lorsque vous vîtes pleine
la sœur de celui-ci. C’est lui qui m’a conduit