lorsque ne répond pas celui qu’ils sollicitent,
quoique, pour exciter plus encor leur envie,
il leur montre de loin l’objet qu’ils convoitaient.
Cette foule à la fin s’en alla, détrompée,
et nous vînmes alors plus près de ce grand arbre
qui rejette les pleurs et les humbles prières.
«Passez votre chemin sans trop vous approcher!
L’arbre est plus haut, dont Ève voulut tâter le fruit,
et c’est de celui-là que provient ce planton»,
disait dans ce feuillage une voix inconnue.
Alors Virgile et Stace et moi, serrant les coudes,
nous passâmes plus loin, longeant toujours la côte.
«Souvenez-vous, disait la voix, de ces maudits
engendrés par la nue et qui, dans leur ivresse,
opposaient à Thésée une double poitrine;
de ces Hébreux aussi, qui buvaient mollement,
si bien que Gédéon les chassa de sa troupe,
alors qu’il descendait des monts vers Madian.» [273]
C’est ainsi que, suivant l’un des bords de la route,
nous passions, écoutant les péchés de la bouche
qui reçurent bientôt d’assez tristes salaires.
Puis, nous éparpillant sur la route déserte,
nous fîmes en avant bien plus de mille pas,
et chacun regardait sans prononcer un mot.
«Qu’allez-vous donc pensant tous les trois, à l’écart»,
dit soudain une voix; et j’eus un soubresaut,
comme une bête lâche et sujette à l’ombrage.
Je dressai le regard, pour voir qui venait là;
et je crois que personne n’a vu dans la fournaise
le verre et le métal plus rouge et fulgurant
que l’être que je vis, qui nous dit: «S’il vous plaît
d’aller plus haut, il faut que vous passiez par là:
c’est là que doit tourner qui va chercher la paix.»
J’étais, à son aspect, resté comme ébloui;
et je pris le tournant conduit par mon docteur,
comme celui qui marche en suivant quelque bruit.
Comme la brise en mai déverse des senteurs,
et se met à courir au-devant de l’aurore,
se chargeant du parfum des herbes et des fleurs,
tel un souffle venait me caresser le front,
et je l’ai bien senti qui battait des deux ailes,
répandant tout autour des parfums d’ambroisie.
Et une voix disait: «Heureux ceux que la grâce
illumine si bien, que les plaisirs du goût
n’éveillent dans leur cœur nul désir excessif.,
et qui n’ont d’autre faim que la faim de justice.» [274]
CHANT XXV
Cependant le monter n’admettait nul retard,
car déjà le soleil laissait au Scorpion
la nuit, et au Taureau le cercle de midi [275].
Comme celui que rien ne saurait retenir
et qui va son chemin, quoi qu’il rencontre en route,
si l’aiguillon le point de quelque soin pressant,
tels nous sommes entrés dans cet étroit passage,
l’un sur les pas de l’autre, et prîmes l’escalier
dont l’étroitesse oblige à le monter en file.
Et comme le petit des cigognes bat l’aile,
s’essayant à voler, mais la rabat bien vite
et ne s’enhardit pas à sortir hors du nid,
tel je sentais s’éteindre et s’allumer l’envie
de les questionner, mais sans aller plus loin
que le geste d’ouvrir la bouche pour parler.
La marche était rapide; et pourtant mon doux père
m’avait déjà compris, car il me dit: «Décoche
l’arc du parler: je vois que tu le tiens fin prêt!»
Pour mieux ouvrir la bouche alors je pris courage
et je lui demandai: «Comment peut-on maigrir,
quand le fait de manger cesse d’être un besoin?» [276]
«Si tu te souvenais, dit-il, comme à mesure
que brûlait un tison, s’éteignait Méléagre,
ce que tu viens de voir te paraîtrait moins dur [277].
Si tu pensais aussi qu’avec chaque clin d’oeil
l’image cligne aussi de l’œil dans le miroir,
ce qui te semble noir deviendrait transparent.
Mais pour mieux contenter ton désir de savoir,
voilà Stace, je vais l’appeler et prier
d’être le médecin qui panse tes blessures.»
«Si je vais expliquer pour lui, répondit Stace,
les décrets éternels, bien que tu sois présent,
le désir de te plaire est mon unique excuse.»
Puis il continua: «Mon fils, si ton esprit
consent à recevoir et garder mes paroles,
ce sera la réponse au «comment» de tantôt.
Notre sang le plus pur, que nos veines avides
ne peuvent absorber et laissent sans toucher,
un peu comme un relief qu’on enlève de table,
acquiert dans notre cœur la vertu de former
tous les membres du corps [278]: ce n’est que dans ce but
qu’il court dans chaque veine et se transforme en membre.
En s’épurant encore, il descend où mieux vaut
ne pas nommer; et puis, projeté hors du corps,
se mêle au sang d’un autre, au vase naturel [279].
Et là, se rencontrant l’un l’autre, ils se combinent,
l’un prêt à recevoir, l’autre fait pour agir,
grâce à ce noble organe où les deux sont formés.
Une fois mélangé, son action commence,
en se coagulant d’abord; puis il fait vivre
ce qu’il fit exister matériellement.
Cette active vertu devient ensuite une âme,
comme dans une plante, avec la différence
qu’elle fait des progrès, et l’autre n’en fait pas [280].
Puis elle œuvre si bien qu’elle se meut et sent
comme un polype en mer [281], et commence à fournir
les organes qu’il faut aux sens qu’elle a produits.
C’est ainsi que s’étale et se détend, mon fils,
la vertu qui s’engendre au cœur du générant,
où déjà la nature a prévu tous les membres.
Cependant, tu ne vois pas encore comment
l’animal se transforme en enfant: c’est un point
où vinrent trébucher de plus savants que toi,
parce que leur doctrine entendait séparer
les facultés de l’âme et l’intellect possible,
qu’ils ne pouvaient placer dans aucun des organes [282].
Toi, reçois dans ton sein la vérité qui vient:
apprends qu’à l’instant même où le fœtus se trouve
posséder un cerveau parfaitement formé,
le Premier Moteur tourne un regard satisfait
vers cette œuvre de choix de Nature, et lui souffle
un esprit neuf, fertile en puissantes vertus.
Celui-ci tire à lui des principes actifs;
il en fait sa substance et devient l’âme unique
qui vit et qui ressent et se pense elle-même;
et pour que mes propos ne te surprennent pas
pense que la chaleur du soleil se fait vin,
lorsqu’elle se mélange avec le suc des vignes.