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Quand j’arrivai tout près de la rive bénie,

j’ouïs l’Asperges me [330], chanté si doucement

qu’il m’en souvient à peine et je ne puis l’écrire.

La belle dame alors me tendit ses deux bras,

me prenant par la tête, et me plongea sous l’onde,

si bien qu’il me fallut avaler de son eau.

Puis elle m’en sortit et, bien que tout trempé,

me fit entrer en danse avec les quatre belles

et chacune à son tour me couvrit de son bras.

«Nymphes dans cet endroit et dans le ciel étoiles,

avant que Béatrice au monde ne descende

on nous vint désigner pour lui servir d’esclaves.

Nous allons te mener sous ses yeux; ces trois femmes

au regard plus profond aiguiseront le tien,

pour qu’il reçoive mieux son heureuse clarté.»

Elles chantaient ainsi; puis elles me menèrent

au-devant du poitrail du griffon, où déjà

Béatrice tournait son visage vers nous.

Elles dirent alors: «Ouvre bien grands les yeux!

Voici, nous t’avons mis devant les émeraudes

d’où l’Amour t’a déjà décoché de ses flèches!»

Un millier de désirs plus brûlants que la flamme

attachèrent mes yeux aux yeux resplendissants

qui demeuraient toujours fixés sur le griffon.

Et comme le miroir réfléchit le soleil,

tel le double animal rayonnait dans ces yeux

et montrait tour à tour l’une et l’autre nature.

Lecteur, tu peux penser si j’étais étonné

de voir un tel objet, immobile en lui-même,

et dont, pourtant, l’image ainsi se transformait.

Alors, tandis que plein de stupeur et de joie,

mon esprit savourait le céleste aliment

qui peut rassasier sans jamais fatiguer,

soudain les autres trois s’avancèrent vers nous,

montrant par leur maintien leur plus grande noblesse

et dansant aux accords de leur céleste chant.

«Tourne ton saint regard, tourne-le, Béatrice

(c’est ainsi que disait leur chant), vers ton fidèle

qui, pour te retrouver, fit un si long voyage!

Fais-nous la grâce aussi de vouloir dévoiler

ton sourire pour lui, afin qu’il y contemple

la seconde beauté que tu gardes couverte!» [331]

Splendeur de l’éternelle et vivante lumière,

qui donc pâlit assez à l’ombre du Parnasse,

qui donc se soûle assez de l’eau de ta fontaine,

pour qu’on ne pense pas qu’il a perdu l’esprit,

s’il prétend te montrer telle que tu parus,

à l’endroit où les chœurs du Ciel te font un cadre,

lorsque tu découvris ton visage au grand jour?

CHANT XXXII

J’avais si fortement appliqué mon regard

à calmer cette soif vieille de dix années [332],

que tous les autres sens m’avaient abandonné;

outre que mes yeux même avaient des deux côtés

des murs de nonchaloir, tant ce sourire saint

les retenait lui seul dans ses rets de jadis;

quand mon regard se vit tourné par ces déesses

soudain du côté gauche, et presque par la force,

quand je les entendis dire: «Tu fixes trop!»

Et la difficulté de voir clair, qui persiste

après que le soleil nous donne dans les yeux,

fit que pour un instant je restai sans rien voir.

Mais l’œil s’habituant avec moins de lumière

(je dis «moins», seulement par rapport à l’éclat

suprême dont je fus séparé par la force),

je vis le groupe heureux qui venait d’esquisser

un demi-tour à droite et qui se retournait,

faisant face au soleil et aux sept candélabres.

Comme sous les pavois qui lui font un rempart

tourne le bataillon avec son étendard,

avant que tous les rangs puissent changer de front,

de même ces soldats du royaume céleste

qui venaient les premiers passèrent devant nous,

avant que le timon du char tournât à gauche.

Les dames furent lors se placer près des roues

et le griffon tira la charge bienheureuse,

sans qu’un seul mouvement fît frissonner ses plumes.

Celle qui m’avait fait traverser la rivière,

jointe à Stace et à moi, nous suivîmes la roue

qui traçait, en tournant, le petit arc de cercle.

Traversant le haut bois déserté par la faute

de la femme qui fut trop crédule au serpent,

d’angéliques concerts nous mesuraient les pas.

Une flèche en trois vols traverserait peut-être

la distance qu’à peine nous avions parcourue,

alors que de son char descendit Béatrice.

Puis, j’entendis le chœur qui murmurait: «Adam!»

et tous vinrent au pied d’un arbre dont les branches

de feuilles et de fleurs se trouvaient dépouillées [333].

Sa couronne, pourtant, s’évasait d’autant plus

qu’elle montait plus haut, et l’on admirerait

hautement sa grandeur dans la forêt des Indes.

«Que tu peux être heureux, Griffon, toi dont le bec

n’arrache rien de l’arbre au goût si savoureux,

mais amer par la suite, et qui tord les entrailles!»

Ainsi criaient, autour de cet arbre robuste,

tous les autres; alors l’animal deux fois né:

«C’est ainsi qu’on maintient la source de justice!»

Retournant au timon qu’il venait de tirer,

il le mit près du pied de l’arbre dépouillé,

l’attachant à son tronc et l’y laissant enfin [334].

Les plantes ici-bas, lorsque tombe sur elles

tout l’éclat du soleil et des rayons issus

du signe qui fait suite aux célestes Poissons,

se gonflent sous la sève, et chacune reprend

ses anciennes couleurs, avant que le soleil

n’attelle ses coursiers sous un signe nouveau.

Tel cet arbre reprit sa force et fut couvert

par des fleurs moins que rosé et plus que violette,

lui qui, l’instant d’avant, n’était que branches nues.

Mais je n’ai pas compris, et l’on ignore ici

l’hymne qui fut chanté par ces gens à la suite, [335]

et que je n’avais pas écouté jusqu’au bout.

Si je savais conter comment s’était fermée

la paupière cruelle au conte de Syrinx [336],

celle qui dut payer chèrement sa veillée,

je ferais comme un peintre imitant son modèle,

et je raconterais comment je m’endormis:

mais qui peut expliquer comment vient le sommeil?

Je passerai donc vite à l’heure du réveiclass="underline"

je dis qu’une blancheur vint déchirer le voile

du sommeil, et le cri: «Lève-toi! Que fais-tu?»

Lors qu’ils furent conduits près des fleurs du pommier

qui fait avec ses fruits les délices des anges

et offre dans le ciel des noces éternelles,

Pierre et Jacques et Jean, endormis tous les trois,

s’éveillèrent soudain, au bruit de la parole

qui sut vaincre jadis des sommeils plus profonds,