et virent tout à coup leur collège réduit
d’une part de Moïse et d’autre part d’Élie,
et prendre un autre aspect l’étole de leur maître.
Tel je revins à moi; et je vis se pencher
sur moi la bonne dame à qui je dois déjà
d’avoir conduit mes pas le long de la rivière.
L’âme en suspens, je dis: «Où donc est Béatrice?»
«Regarde, elle est là-bas, sous les feuilles nouvelles;
tu peux la voir, dit-elle, assise auprès du tronc.
Tu vois aussi le chœur qui fait cercle autour d’elle;
les autres vont là-haut, derrière le Griffon,
aux sons d’un autre chant, plus doux et plus profond.»
Et si dans son discours elle en dit davantage,
je ne sais, car mes yeux ne voyaient plus que Celle
qui m’empêchait d’entendre ou de voir d’autres qu’elle.
Seule, elle était restée assise sur le sol,
comme voulant monter la garde auprès du char
que je vis attacher par la Bête biforme.
Les sept nymphes en cercle autour d’elle formaient
un chapitre, portant dans les mains ces flambeaux
qui restent à l’abri d’Aquilon et d’Auster.
«Tu ne resteras pas longtemps dans ces forêts;
avec moi, tu seras à jamais citoyen
de cette Rome vraie où le Christ est Romain.
Cependant, pour le bien du monde qui vit mal,
observe donc ce char; et tout ce que tu vois,
une fois de retour, conte-le par écrit!»
Ainsi dit Béatrice; et moi, qui ne voulais
que me montrer soumis à ses commandements,
des yeux et de l’esprit j’obéis à ses ordres.
Jamais feu n’a jailli des épaisses nuées
aussi rapidement, lorsque descend la pluie
des régions du ciel qui se trouvent plus haut,
que j’ai vu lors piquer l’oiseau de Jupiter
tout le long de cet arbre, déchirant son écorce
aussi bien que les fleurs et les feuilles nouvelles.
Et de toute sa force il fonça sur le char,
qui vacilla soudain, comme au vent le vaisseau
ballotté par les flots de bâbord à tribord [337].
Après cela, je vis se glisser dans la caisse
par-derrière ce char de triomphe un renard
qui semblait ignorer la bonne nourriture;
mais, en lui reprochant la laideur de ses fautes,
Béatrice le fit déguerpir aussi vite
que ses pieds décharnés semblaient le lui permettre.
Et suivant le chemin qu’il avait pris d’abord,
sur la caisse du char je vis descendre l’aigle,
mais il y dut laisser une part de ses plumes.
Aussitôt une voix comme d’un cœur en peine
parut sortir du Ciel et dire ces paroles:
«Que l’on t’a mal chargée, ô ma pauvre nacelle!»
Je crus ensuite voir, juste entre les deux roues,
que la terre s’ouvrait, et je vis un dragon
en sortir et percer tout le char de sa queue;
et, pareil au frelon qui retire son dard,
il ramenait vers lui la pointe envenimée,
avec un bout du fond, et s’en fut satisfait.
Le reste fut couvert comme une terre grasse
qu’habille le gazon, par les plumes offertes [338]
dans une bonne et sainte intention, sans doute,
si bien que le timon et l’une et l’autre roue
furent entièrement noyés en moins de temps
que la bouche ne met à lâcher un soupir.
De l’édifice saint transformé de la sorte
je vis surgir ensuite un peu partout des têtes,
trois au bout du timon et une à chaque coin [339].
Les trois, comme les bœufs, s’affublaient de deux cornes;
le front des autres quatre en portait une seule,
et l’on n’aura jamais vu des monstres pareils.
Tranquille comme un roc au sommet des montagnes,
je vis une putain assise sur ce monstre,
au maintien indécent et aux regards lascifs [340];
et, comme pour veiller à ce qu’on ne la chasse,
auprès d’elle un géant semblait monter la garde
et tous les deux, parfois, échangeaient des baisers.
Son regard dissolu s’étant posé sur moi
l’espace d’un instant, cet amant furieux
se mit à la frapper, des pieds jusqu’à la tête;
puis, mû par la colère et les cruels soupçons,
il détacha le monstre et l’emmena si loin
au fond du bois, que seul celui-ci fit rempart
entre moi, la putain et cette étrange bête [341].
CHANT XXXIII
«Deux, venerunt gentes» [342], commencèrent les dames,
chantant tantôt à trois, tantôt à quatre voix
et alternant en pleurs la douce psalmodie.
Béatrice, pieuse et soupirant aussi,
semblait les écouter, tellement altérée
que l’on eût dit Marie à côté de la croix.
Sitôt le chant fini, dès que les autres vierges
la laissèrent parler, elle leur répondit,
se dressant tout debout, rouge comme le feu:
«Modicum et non videbitis me;
et iterum, vous dis-je, ô mes sœurs bien-aimées,
modicum et vos videbitis me.» [343]
Ensuite elle les mit toutes sept devant elle
et nous plaça d’un signe à sa suite, en partant,
le sage qui restait et la dame et moi-même.
Elle se mit en marche; et je ne pense pas
qu’elle eut plus de dix fois touché du pied la terre,
que soudain son regard vint rencontrer le mien
et, pleine de douceur: «Viens plus vite! dit-elle;
pour me bien écouter, si pendant notre marche
je voulais te parler, reste plus près de moi!»
Lorsque je fus près d’elle, ainsi qu’il convenait,
elle me dit: «Pourquoi n’oses-tu pas, mon frère,
pendant que nous marchons, m’exposer tes problèmes?»
Je me sentis alors comme ceux qui se trouvent
devant de plus grands qu’eux, lorsque, voulant parler,
leur voix n’arrive plus vivante jusqu’aux dents,
et, trop intimidé, je lui dis d’une voix
étranglée à demi: «Ma dame, vous savez
quelle est mon indigence et ce qui lui convient.»
Elle me dit: «Je veux que désormais tes craintes
et ta timidité soient à jamais bannies:
cesse donc de parler comme un homme qui dort!
Il fut, mais il n’est plus, ce char que le dragon
brisait; que les fauteurs le sachent cependant,
la vengeance de Dieu n’a pas peur de la soupe [344].
Il ne restera pas toujours sans héritier,
l’aigle qui dut laisser ses plumes sur le char [345],
le transformant en monstre et ensuite en rapine,
car je vois clairement (c’est pourquoi je l’annonce)
des astres s’approcher, libres de toute entrave
et de tout autre obstacle, et préparer le temps
où Cinq Cent Dix et Cinq, envoyé sur la terre
par Dieu [346], viendra pour mettre à mort la courtisane,