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Florence Noiville

La Donation

Roman

Sur l’auteur

Florence Noiville est journaliste au Monde. Elle présente aussi l’émission « Le Monde des livres » sur LCI. En 2003, elle a publié Isaac B. Singer (prix du Récit biorgaphique), chez Stock. Elle est aussi l’auteur de nombreux ouvrages pour la jeunesse. La Donation est son premier roman.

Rien ne peut nous sauver.

Rien ne peut non plus nous perdre.

Fénelon

Ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre.

Spinoza

A ma mère,

et pour mes filles, évidemment.

Nous sommes tous des orphelins. Notre soif de consolation est inépuisable.

J’avais dix ans lorsque j’ai perdu mes parents. Tous les deux sont en pleine forme aujourd’hui, mais je ne cesse de remuer ciel et terre pour retrouver quelque chose de la vie d’avant. Quoi, je ne saurais le dire exactement. Je cherche le sol primitif. Une trace d’avant le vacillement du monde.

1

Chers parents

C’est à la gare que j’ai eu l’idée de leur écrire. Je venais de rater le Tours-Paris de onze heures cinquante-sept, un train fantôme que j’étais persuadée d’avoir vu sur les horaires. Mais l’homme aux guichets m’assurait qu’il n’existait pas. Je tordais en tous sens l’anse de mon sac. Je n’aime pas être prise de faut. Qu’y avait-il d’autre à faire que de s’asseoir au buffet et d’attendre le prochain, moins virtuel celui-là ? Il y avait dans l’air quelque chose de doré. La rousseur des automnes en Val-de-Loire. Un répit tiède avant l’hiver.

Dernière lumière, derniers feux : c’est l’impression que j’avais eue tout au long de cet aller-retour chez mes parents et mon cœur se serrait.

Cela devait se voir. Sur le chemin de la gare, dans la voiture, ma mère s’inquiétait. J’avais l’air sombre. « Non, je t’assure. » Je m’en voulais de ne pas trouver les mots qui l’auraient apaisée, elle, toujours si tourmentée. Il me semblait que, particulièrement ce jour-là, il aurait fallu montrer une gratitude joyeuse, un contentement absolu. Comme d’habitude, j’en avais été incapable. Comme d’habitude, je m’en voulais.

Leur écrire, oui. Leur écrire compenserait ce manque. J’ai fouillé dans mon sac pour trouver un stylo et un morceau de papier. Attendu que le thé arrive. Voulu commencer — mais comment ? « Chers parents », formel et froid. « Cher Papa, Chère Maman », enfantin, presque niais. Je me suis demandé quels étaient les premiers mots de Kafka dans sa Lettre au père. J’ai repensé à Singer, écrivain prolifique et portant incapable, toute sa vie, d’adresser la moindre ligne à sa mère. Je me suis inventée mille excuses pour me persuader qu’écrire à ses parents, même à quarante ans passés, était un exercice beaucoup plus périlleux qu’on ne l’imaginait.

Lorsque je levais les yeux pour chercher l’inspiration, je voyais, sur le mur de la gare, cinq grosses lettres peints en noir : T O U R S. Bien détachées les uns aux autres, comme chez l’ophtalmologiste. Ou comme sur un faire-part de deuil. Elles étaient gravées dans le tuffeau, la pierre des châteaux, celle qui se fait plus blanche et plus soyeuse à mesure qu’elle vieillit. J’ai pense aux cheveux si blancs de ma mère. Je me suis dit qu’au fond, tout ce qu’il y avait à leur dire dans cette lettre n’était pas si difficile que ça. Il fallait les remercier pour cette donation qu’ils venaient de nous faire, à ma sœur et à moi. Les remercier d’être ce qu’ils étaient devenus et, d’une certaine manière, d’embellir tous es deux avec le temps, comme le tuffeau précisément. Ce qui était aussi une manière de se réconcilier avec eux, après tant d’années de malentendus et de conflits.

Le thé était froid. J’ai repris mon stylo. Rédigé trois ou quatre phrases rayées sitôt écrites. Empêtrée. Empêchée. La lettre n’avait pas besoin d’être parfaite. Elle n’avait qu’à être vraie. Elle n’avait qu’à être moi. C’était tout le problème. J’ai pensé : je suis un sac de nœuds, des kilomètres de corde à nœuds « encramillés ». (« Encramillé » est un mot de ma grand-mère ardennaise. Du patois de Charleville ou de Sedan. On ne le trouve dans aucun dictionnaire mais il suffit de le prononcer pour entendre le côté inextricable des choses.) J’ai pensé que ce silence allait encore être interprété comme un manque d’émotion, et cette idée a fait monter en moi une sorte de rage et de désespérance.

C’est alors qu’on a annoncé le train corail numéro 3524 à destination de Paris-Austerlitz. Il desservirait les gares de Blois, Mer, Beaugency, Meung-sur-Loire et Orléans. D’habitude, ce chapelet de noms me rappelle la vieille chanson populaire « Orléans, Beaugency, Notre-Dame-de-Cléry, Vendôme… ».

Mais cette fois, le cœur n’y était pas. J’ai attrapé mes affaires, mon sac lourd de sedums et de gelée de coing, et, avec une impression tenace de vide et de culpabilité, je me suis dirigée vers le quai.

2

Nue-propriétaire

La veille, nous avions tous eu rendez-vous chez le notaire, mes parents, ma sœur et moi, pour une donation. Cela se passait à quelques kilomètres de Tours, un endroit minuscule — le village où j’ai grandi, dans une maison immense avec une haute tourelle, un parc, des peupleraies, des chevaux et une rivière par-dessus le marché.

On a dit « bonjour maître » et on a pris place, tous les quatre, dans des fauteuils un peu usés. Sur le cuir vert du bureau, l’acte nous attendait. Et le notaire, l’air bonhomme, a commencé à nous en donner lecture :

« L’AN DEUX MILLE CINQ

« LE VINGT-CINQ AOÛT

« Maître H. a reçu le présent acte authentique, contenant donation à titre de partage anticipé à la requête des personnes ci-après identifiées.

« PARTIES A L’ACTE… »

Suivait l’énumération des parties susnommées réputées « majeures et capables » pour l’« exécution des présentes et des suites »…

Est-ce que j’avais déjà décroché à ce moment-là ? Je ne crois pas. Le notaire parlait d’une voix grave et assurée. Et il me semble bien me rappeler que tout le vocabulaire en peu désuet entourant cet échange « entre vifs » m’amusait. Même le calcul de la « quotité disponible » ne m’a pas rebutée. Pourtant, il y a bien un moment où tout a basculé dans ma tête. Quand j’y repense, c’était sans doute inévitable. L’homme parlait du « survivant des donataires » et de « décès du prémourant ». Quelquefois, il s’interrompait et j’avais l’impression qu’il nous regardait particulièrement, ma sœur et moi, pour vérifier qu’il n’allait pas trop vite. Dans ces silences, tout était tendu vers une seule issue, qui revenait toujours, le moment où seraient « réconciliés l’usufruit et la nue-propriété ». J’ai compris qu’il voulait dire : le jour où nos parents seront morts tous les deux.