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J’ai dit « on pourrait prendre un thé ou quelque chose ? ». Ma mère m’a entraînée vers la cafétéria où, par chance, il n’y avait presque personne. Seulement un vieil homme barbu dont le regard semblait empli d’interrogations mornes. Cette quiétude m’a paru rassurante mais quand il nous a vues il a violemment craché dans son bol et l’a envoyé valdinguer.

On a fait mine de ne rien remarquer. Ma mère m’a dit « je ne suis pas folle mais si je reste ici, nul doute que je le deviendrai ». J’ai pensé qu’elle avait raison. Qu’il était insensé, au XXe siècle, d’enfermer des non-fous avec des fous. Que cela était d’une brutalité inouïe. Et qu’il lui fallait un courage énorme pour affronter cela dans l’état de vulnérabilité où elle se trouvait.

On a fait le tour du château. Dans l’orangerie, il y avait une exposition de photos prises par les patients sur le thème des mains. Main au tricot, main à la cigarette, mains joints en prière, main recroquevillée autour d’une tasse de café, mains serrant les bras croisés de leur propriétaire : toutes ces mains solitaires agrippaient quelque chose. Et ces doigts contractés, aux phalanges crochetées, on aurait aimé les déplier un à un pour qu’ils se détendent lentement et que ces mains se laissent aller à être simplement des mains. Des mains tranquilles et qui se donnent. Des mains qui pèsent le poids d’une main.

Plus tard, on m’a expliqué que le travail manuel, justement, était « une des pierres angulaires de la psychothérapie institutionnelle ». J’écoutais sans l’écouter le médecin qui me disait cela. Il avait l’air de n’en pas douter. Il s’exprimait sans hésitation. « Les ateliers d’animation culturelle représentent un outil d’élaboration institutionnelle de structuration de la vie collective. » Comme cela semblait couler de la source ; comme cela était bien dit. « Il s’agit d’une machine qui aide les patients à recoller à la réalité et aux lois de fonctionnement du groupe. Une machine à resocialisation interne. »

CQFD. Il n’y avait rien à ajouter. J’ai repensé aux photos de ski nautique. Combien d’années détruites ? Combien de psychiatres en trente ans ? Combien de solitude, combien d’effroi ? J’ai tendu la main et j’ai dit « merci ». Il a conclu « je suis satisfait des progrès de votre mère… ». Cela m’a fait penser à cette formidable nouvelle de Bukowski, Apporte-moi de l’amour. Le médecin, qui s’appelle Jensen, ne cesse de répéter « eh bien, eh bien, eh bien… » (« well, well, well… »). À la fin, il dit en regardant Gloria « eh bien, eh bien, eh bien. Je suis vraiment satisfait des progrès que nous avons accompli jusqu’à présent… » Je me suis demandé si, comme dans cette histoire, ma mère était parfaitement saine d’esprit et si ce n’était pas nous qui, autour d’elle, basculions lentement dans le puits sans fond de la folie.

Je l’ai rejointe dans sa chambre pour lui dire au revoir. J’ai voulu savoir si elle dormait bien. « Tu es là pour te reposer à fond. Dors, dors, dors… » Je l’ai prise dans mes bras — ce que je ne faisais jamais, elle me le reprochait assez, elle disait que j’étais froide, un cœur de pierre. Je l’ai prise dans mes bras et son ossature m’a paru de verre. Si extrêmement fragile et cassable. Elle était devant moi, toute petite et vieillie, affaissée en elle-même, et je me demandais comment elle avait pu nous terroriser si souvent, mon père, ma sœur et moi.

Pour la première fois, j’ai la nostalgie de ses périodes de manie. J’aurais encore préféré qu’elle crie.

21

PMD

C’est à cette époque que ces trois lettres se sont mises à m’obséder. De façon idiote, je les combinais en tous sens. Au point d’en couvrir mes agendas et mes carnets.

Pathétique Moi Déchiqueté

Muet Passage du Désespoir

Destruction, Prostration, Mutisme

Plaisanterie, Mutilation, Délivrance

Mensonge, Plainte, Dépérissement

Détestation, Prodrome, Miroir

Présage, Menace, Destinataire

Misère, Proche, Déboussolé

Donation, Monition, Partage

Dans la vie de tous les jours, et quand j’étais en forme, c’était plutôt Putain de Maladie Débile ou, avec une automobiliste irascible et pressée, quelque chose du genre Pétasse Mal Dégrossie. Quoi qu’il en soit, le résultat était le même. Acronymes et acrostiches voletaient anarchiquement dans mon cerveau. Me narguaient stupidement sans cesse.

Père Mère Délivrez-nous du mal…

22

Filia dolorosa

Je n’osais en parler ni à Stefa ni à personne. Je me prenais en flagrant délit d’user des termes mêmes qui, dans mon enfance, incarnaient à mes yeux le mensonge et la dissimulation. Plus facile de dire « maison de repos » que « clinique psychiatrique ». Plus facile de dire « ma mère, ces temps-ci, est très fatiguée » que « ma mère ne s’en sort pas de trente années de maladie maniaco-dépressive ».

Aurait-on honte, héritiers que nous sommes de cette tradition moyenâgeuse où l’« acédie » — comme l’orgueil ou l’avarice — faisait partie des péchés capitaux ? Ma grand-mère, ardennaise et catholique, n’évoquait jamais le sujet, sinon à travers des bribes des questions : « Et ta mère… ? C’est malheureux tout de même… » Ses points de suspension duraient des heures. Dans son « tout de même » on pouvait entendre : 1/ son incompréhension persistante ; 2/ le fait que, pourtant, Maman « avait tout » — ce qu’elle n’exprimait jamais comme ça, mais qui ne faisait que renforcer le point numéro 1 ; 3/ l’idée que dans sa famille à elle, « ça » n’existait pas ; 4/ son inquiétude pour son « fi » (son fils) et pour nous, les enfants. Mais pour la malade elle-même, les symptômes, l’évolution, la souffrance, pas un mot.

On est moins seul avec nos préjugés. Je m’en voulais à ma grand-mère qui, au fond, ne faisait que relayer les vieilles idées reçues : la dépression n’est pas une maladie, il suffit d’un peu de volonté pour s’en sortir ; les dépressifs sont des êtres faibles ou fragiles ; ou, au contraire, la dépression, il n’y a rien à faire, on n’en guérit pas, etc., etc. Dans les cafés ou les lieux publics, je tendais toujours l’oreille lorsque quelqu’un près de moi prononçait ce mot. Chaque fois, j’étais sûre de recueillir quelque perle du type « c’est la maladie des riches », ou « on est fou ou normal, il n’y a de demi-mesure dans ce domaine », ou encore « il a fait trop d’étude, ça l’a rendu fou »… J’ai toujours été frappée aussi par ceux qui stigmatisent la « complaisance » du malade à l’égard de son traitement. Les remarques telles que « lorsqu’on commence avec ce type de médicaments, on ne peut plus s’en passer ». Un diabétique devrait-il avoir honte d’être dépendant à vie de son insuline ?