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Quand je dis honte, je pense à l’idée de péché — la fameuse « tristesse peccamineuse » dont on parlait jadis. Honte, reproche, incompréhension, résignation ou agacement : c’est sans doute pour éviter de subir cela de surcroît que j’enveloppais le sujet d’un voile pudique et prudent. Très tôt, j’avais — comme ma mère — appris à faire comme si de rien n’était. À donner le change.

Pourtant, en ce qui me concerne, je sais fort bien pourquoi je mettais tant d’application à éviter la question. Pourquoi je multipliais les strates de silence entre son histoire et la mienne. Pourquoi j’avais tant envie de la tenir à distance. Une fois de plus, j’avais peur. Peur que la mélancolie ne m’ait été inoculée et, à travers moi, qu’elle ne contamine mes filles. Peur des gènes et de la transmission — comme Kierkegaard qui, dot-on, avait renoncé à la paternité pour mettre un coup d’arrêt à la malédiction familiale. Peur de cette donation singulière et de son étrange ambivalence. Peur enfin qu’à cause d’elle, ce que je pensais être mon choix, mon libre arbitre, ne soient que de médiocres leurres.

En réalité, je refusais d’en voir les signes. Mais, au fond de moi, je savais bien que les jeux étaient faits. Ma sœur et moi avions été « mordues par le mal ». Certaines étés, je tremblais d’envoyer mes filles dans la maison de Tours. Elles y allaient quand même, parce que le remède, pensais-je, serait pire que le mal, que je n’avais pas le courage de dire la vérité à ma mère et que je ne voulais pas lui infliger cette blessure supplémentaire.

Donc, je me lançais dans les préparatifs de leur départ. À l’époque, j’avais commencé à faire des listes. De très longues listes.

23

Qu’est-ce qu’on laisse ?

En sortant de chez le notaire, ma sœur a suggéré de faire le tour du village. J’ai pensé que c’était une bonne idée — pour mes parents aussi. J’ai pensé qu’une donation — qui signifie certes prolongement et perpétuation — n’est pas forcément un acte simple. Qu’il faut se détacher de ce qu’on construit, de ce qui a été une part de votre vie, se séparer des lieux, des choses, des souvenirs, donc. Sans doute est-ce une forme de mutilation volontaire qu’un long travail de patience — de deuil ? — sera seul capable d’apaiser. Il faut accepter de faire le pas, de passer de l’autre côté. J’ai imaginé que cette petite cérémonie juridique les renvoyait eux aussi à leur propre mort. Ils avaient l’air un peu chose tous les deux.

On est passé devant l’ancienne pharmacie de ma mère. Dans le village, les visages ne me disaient rien mais c’était étrange d’être juste nous quatre, la famille nucléaire, et de revoir tour à sa place, la mairie, la gendarmerie, la longue église derrière ses tilleuls drus. À l’école, les bâtiments étaient les mêmes. Il y avait une marelle à moitié effacée sur le sol. Avec ma sœur, on s’est lancées à cloche-pied entre CIEL et TERRE. C’était drôle de sautiller ainsi vers la transcendance.

Sur la place, l’hôtel des Trois Marchands — qui semblait plutôt cossu à nos yeux d’enfants — était vide, les carreaux badigeonnés de blanc. La poste avait fermé depuis longtemps. « Et l’épicerie de la mère Santeny ? » a demandé ma sœur. « Elle l’a tenue jusqu’à quatre-vingt-quinze ans, son épicerie, a dit ma mère. Eh bien, elle n’a jamais trouvé quelqu’un pour lui succéder. Pourtant, elle en vivait bien : pourquoi n’y a-t-il personne pour reprendre un commerce qui marche ? »

« Vous vous souvenez ? a dit ma sœur. Cette fille… Si…, à l’époque, c’était la grande affaire dans le village. Cette fille mère qui avait accouché — déjà, scandale ! — d’un bébé noir ! Et qui, pour se défendre, répétait à qui voulait entendre “je le savais, il y avait un grand Noir que je croisais dans la rue et qui me regardait d’un drôle d’air”. »

J’ai repensé à la vie d’un village, à ses aberrations, ses rancunes, ses jalousies, ses brouilles dérisoires transmises de génération en génération pour des raisons souvent complètement oubliées.

Soudain, ma mère a ajouté « cette dame-là (elle parlait toujours de Mme Santeny) avait perdu son mari à la guerre. Elle n’avait pas d’enfants, alors elle a adopté et élevé seule un garçon, un des fils d’une famille très nombreuse. C’était fréquent à la campagne, on prenait des enfants chez soi pour délester les parents. Elle a beaucoup donné d’elle-même. Elle l’a élevé jusqu’) sa majorité. » Je me suis demandé ce qu’elle voulait nous dire. Peut-être juste raconter cette coutume généreuse et perdue ? L’enfant s’était-il évaporé à l’âge adulte, sans rien laisser derrière lui que le néant semblable à celui qui avait suivi la double extinction de l’épicerie et de sa propriétaire ? Ma mère avait l’air pensif. Je n’ai pas posé des questions.

À la sortie du village, des excavations énormes balafraient le côté de la route. Comme nous nous en étonnions, ma sœur et moi, mon père a expliqué qu’on faisait là « un Écomarché ou je ne sais quoi » et aussi « un énorme rond-point » parce que « c’était la mode ». Sur une éminence artificielle, un panneau « Groupement des Mousquetaires » avait été fiché dans le sol éventré. J’imaginais le garage à caddies, les bouteilles de gaz (1 consigne + 1 contrôle = une peluche offerte, voir modalités sur les bulletins disponible à la caisse), je voyais les oriflammes rouges des Mousquetaires, flottant, altières, sur terre moribonde. Car, tout autour, les champs de blé et de colza — dont M. Millet (je cite son nom car cela tombe bien), notre instituteur de CM2, nous avait appris qu’ils étaient les « greniers de la Beauce et de la Gâtine tourangelle » —, ces champs avaient été remplacés par des jachères. Drôle de dot pour les générations suivantes.

J’ai pensé : qu’est-ce qu’on laisse ?

24

Métaphore de l’agapanthe

On est rentré à la maison. Avec ma mère, j’ai fait ce qu’il est convenu d’appeler un « tour de jardin ». C’est l’un de ses plaisirs favoris : arpenter ce havre d’harmonie qui est un peu son rempart végétal contre l’angoisse et la laideur. Elle ne s’y promène jamais sans un sécateur ou une serfouette, coupant ici une fleur fanée ou une herbe folle, arrachant là un pied de minette indésirable. Elle dit « cette minette, si on ne l’enlève pas… C’est comme ici, tu vois ces pousses qui repartent vertes et drues, le pied était à moitié mort. Dans les jardins, c’est comme dans la vie, il y a les espèces dominantes et celles qui se laisseraient facilement dépérir. Et comme un fait exprès, ce sont toujours les plus rares, les plus sophistiquées qui sont les moins vigoureuses. Si je ne m’occupe pas de ce massif, les grosses marguerites jaunes finiront par éliminer les iris et là, ce sont les rudbeckias qui envahissent tout. »