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Pour parler du jardin, elle a des mots qui n’appartiennent qu’à elle : fumer, biner, écheniller, palisser, bouturer, repiquer, remporter, étêter, terreauter, marcotter… Et toujours des tas d’histoires : la jussiée qui colonies la rivière et doit son nom à Jussieu qui l’a rapportée d’Amérique au XIXe siècle ; la prêle aux vertus reminéralisantes, excellente pour les cheveux ; la Psalliota campestris, champignon plus connu sous le nom de rosé des prés, et récolté depuis la haute Antiquité…

Chaque jour, elle fait son « tour », comme un pianiste ferait ses gammes : un exercice de sérénité peut-être. Il y a, dans ce jardin, un je-ne-sais-quoi de sacré : les plantes portent traces humaines. Quelle tendresse pour le jasmin rapporté de Grèce (« pas plus grand que ça »), les iris « malvacés » (teintés de reflets mauves) ou les agapanthes de sa grand-mère qu’elle me présente comme des vieilles connaissances ! « La dernière fois qu’on est allés à Juan-les-Pins — c’était juste avant que la maison ne soit vendue —, Césarine (elle veut dire Cesarina Costa, sa grand-mère italienne) m’en a donné une touffe. Maintenant, tu te rends compte, j’ai ces sept énormes pots. » Mon regard glisse des hampes bleues vers les jolis vases anciens de terre vernissée. Elle poursuit en riant « ils font un peu partie de mon patrimoine — je devrais dire mon matrimoine. Dommage que tu n’aies pas vu ça : cet été, il y avait au moins une quinzaine de têtes par potée, c’était merveilleux. »

Elle a raison. C’est presque trop beau cette image qu’elle me donne. En grec, agapè signifie « amour ». Je me dis que cette fleur doit incarner une forme d’attachement particulièrement vivace et persistante pour traverser les générations en se multipliant. Mais ce qui me fascine surtout, c’est ce que l’on ne voit pas. À l’air libre, il y a ces ombrelles bleues jaillissant de feuilles oblongues qui retombent avec la grâce d’un jet d’eau. Mais sous terre, mystérieux, se cachent les fameux rhizomes. Rien à voir avec le système hiérarchisé des racines. Relire Deleuze : le rhizome est une tige souterraine qui connecte un point quelconque à un autre point quelconque. Il n’a « ni commencement ni fin mais toujours un milieu par lequel il pousse et déborde ». Je pense à ce réseau enfoui, ces tiges d’une incroyable énergie : une source d’explosion créatrice établissant sous terre des filiations et des ramifications qui ne cessent de proliférer. Mais, à l’inverse, « si on laisse ceux-ci se développer, ils se divisent, s’enchevêtrent, passent les uns sur les autres et finissent par étouffer la plante, explique ma mère. Il faut couper, couper à la bêche, pour que les autres fleurs puissent trouver leur place ».

Décidément, j’aime cette image. L’amour et l’étouffement. Le trait d’union entre les morts et les vivants, la beauté d’une fleur minée par une force invisible qui finira peut-être par l’asphyxier, et cette incroyable prolifération souterraine, à la fois source d’énergie et de destruction, avec, au centre, quelque chose de l’ordre de l’amour, un calice qui e résistera qu’à condition que quelqu’un tranche ce lien invisible visant, toujours et toujours, à la reproduction même.

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Le don, la dette

Le « tour de jardin ». Pour ma mère, l’expression veut bien dire ce qu’elle veut dire. Il faut faire le tour du sujet, faire corps avec lui, l’épouser, l’épuiser en quelque sorte. Y être entièrement, physiquement et psychiquement. Pas question de profiter de cette promenade de santé pour évoquer notre vie à nous, nos sorties et moins encore les mondanités parisiennes. Cela fait longtemps que ce mode d’existence, éphémère, superficiel, ne l’intéresse plus. Insensiblement, elle revient à ses peupleraies, ses arbres, sa forêt, sa rivière. D’ailleurs, elle n’a pas de goût particulier pour le métier de ses filles. Elle trouve le journalisme médiocre. « Avec tous tes diplômes, tu aurais pu faire n’importe quoi… », me dit-elle souvent. Et elle insiste en me regardant dans les yeux : « C’est vrai… »

Je ne sais pas ce que recouvre ce « n’importe quoi ». Ce que je sais, c’est que j’ai toujours essayé de lui plaire. Après les études et les diplômes, l’installation dans la vie : j’avais dîné avec X, passé le week-end avec Y, et Z avait même embrassé une de mes fille ! La belle affaire ! Elle n’en concevait aucune fierté et elle avait raison.

Et soudain, c’était pire encore. Nous étions plantées là, devant les agapanthes, et je m’apercevais que j’incarnais pour elle un forme de vacuité contemporaine : l’être de façade, un tableau de Magritte derrière lequel il n’y aurait rien. Quelqu’un qui se pense au fait des affaires du monde et n’en retient que l’apparence. Quelqu’un qui croit tout décoder mais demeure au fond le véritable naïf.

Et si c’était moi qui risquais de passer à côté des choses ? La vie était-elle au-delà de ce que j’en comprenais ? Était-ce cela qu’elle voulait me faire sentir aujourd’hui ? Était-ce cela la véritable donation ?

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Perséphone cherche Déméter

Ce jour-là, je veux dire le jour de la donation, j’ai eu l’impression de ne rien connaître et d’en savoir simultanément un peu plus. Cette remontée de souvenirs me renvoyait à une histoire que je racontais souvent à ma fille S. et qu’elle adorait, le mythe de Déméter et de Perséphone. Je nous revois au Pirée alors qu’arrivait le bateau d’Égine que nous attendions. Pas question de s’interrompre. S., toute petite, continuait sur la passerelle, tirant et tirant sur ma chemise, « et pourquoi elle est perdu, Perséphone ? Maman, pourquoi elle est perdu ? ». Pendant toute la traversée puis chaque soir sur l’île, avant de la mettre au lit, je devais raconter et raconter encore l’histoire de Déméter et de Perséphone.

J’avais la faiblesse de penser que ce qui lui plaisait tant, c’était peut-être justement cette ardeur infinie que mettait la mère à retrouver la fille — l’antique et rassurante illustration que « les mamans reviennent toujours… ».

Brutalement, c’était évident. Ma mère et moi étions Déméter et Perséphone. Sauf que c’était Déméter qui passait certains mois sous terre — dans ces cas-là, Perséphone faisait de son mieux pour l’arracher à l’enfer de la dépression —, et que, périodiquement, elle revenait à la lumière pour féconder la terre et cultiver son jardin — Perséphone, alors, trouvait auprès d’elle des trésors enfouis. En réalité, mère et fille se cherchaient sans cesse : elle se « tenaient » mutuellement.