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Ce jour-là, je veux dire le jour de la donation, j’ai vu ma mère dans le soleil d’automne. Ses cheveux étaient plus blancs, plus brillants que jamais. Ses traits détendus. Il émanait d’elle une quiétude nouvelle. Une confiance ? Quelque chose de fragile, mais qui faisait penser à une paix intérieure, une respiration, une âme qui pose les armes. Cinq ans après son dernier séjour en établissement psychiatrique, tout paraissait plus lumineux. La texture de l’air avait changé— plus serein, plus transparent. Elle m’a montré les petit acer rouge qu’elle venait de planter près des îles aux bambous. Et comme chaque fois — ça m’énervait toujours un peu —, elle a cité ce vers trop attendu : Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge

Il y avait un certain contentement dans sa manière à le dire. Pour la première fois, j’ai compris que planter était sa manière à elle de fêter la victoire de la vie. La joie discrète d’avoir survécu.

Ce jour-là, le jour de la donation, j’ai eu l’impression d’avoir moins peur.

27

Le don, le pardon

« Si l’homme était un, il ne souffrirait jamais. » Ma mère n’était pas une mais deux. Janus à « double science », celle du passé et celle du futur, divinité des portes qui s’ouvrent et qui se ferment — qui se claquaient souvent chez nous, sous l’effet de ses coups de sang ou des courants d’air qu’elle détestait. Femme duelle, asthénique et survoltée, catatonique et surpuissante, inhibée et créative. Bref, bicéphale, bipolaire comme le trouble qu’elle nous avait transmis — en double, à ma sœur et à moi, comme si tour marchait par deux, décidément.

Côté pile, le sentiment d’une agonie latente. La chute imminente. La crainte de l’effondrement parce que, comme dit Sylvia Plath, « le centre ne tient pas ». Comme elle, j’ai au creux de moi l’idée d’une béance, d’un espace vide où je peux trébucher. D’un instant à l’autre, il va m’engloutir et j’y disparaîtrai.

Mais quand je retourne la pièce, côté face, m’apparaît bizarrement une source vitale, l’essence même des choses. Il y a cette phase de Winnicott : « C’est de la non-existence que l’existence peut naître. » Cette phrase, c’est Stefa qui me l’a apprise (en bonne pédiatre, elle est une fan de Donald Woods — Winnicott — qu’elle appelle parfois par son prénom comme s’ils se connaissaient personnellement). J’en retiens surtout l’idée rassurante qu’un autre rapport au monde peut susciter la créativité, autrement dit « la grande affinité de la mélancolie et de la forme — de la beauté ».

Ma mère m’a donc donné tout ça en vrac, le bon, le mauvais, le clair, l’obscur, à son insu. Elle a donné le la de nos relations familiales. Oui, c’était cela la donne — en tout cas celle que j’ai cru recevoir et toujours cherché à changer. Mais c’était impossible.

Je lui en ai voulu. Je lui ai pardonné. Pardonné d’avoir eu trop de dons — dont celui, remarquable, de bousiller nos vies à tous les quatre. Pardonné nos froids, nos heurts, nos incompréhensions. À la fin de cette journée, j’ai vu cette donation comme un acte authentique de paix entre vifs, comme aurait dit le notaire. Un symbole de miséricorde. Elle et moi, pourrions désormais être en accord avec le monde. Donner notre consentement à ce que nous sommes.

J’avais le quelque part une liste des grands maniaco-dépressifs de l’histoire. À part moi, je les appelais avec tendresse « mes chers PMD ». Andersen, Churchill, Gauguin, Conrad, Fitzgerald, Poe, T. S. Eliott, Martin Luther : la liste était longue et ne servait à rien, absolument à rien, sinon à se réconcilier peut-être — avec quoi, je l’ignorais. L’un d’eux aurait dit que n’avoir jamais souffert de cette maladie aurait été de tous les maux le plus grave. Cela me paraissait stupide. Les choses n’auraient-elles pas la même saveur sans les larmes salées de la mélancolie ? Ce que je savais en tout cas c’est que cette maladie était trop insaisissable, trop intimement mêlée à la vie, pour qu’elle puisse être l’affaire des seuls psychiatres.

Quant à moi, j’apprenais à vivre avec cette douleur. Cette douleur archaïque, centrale, inextricable. J’ai pensé : je me suis construite avec elle, j’ai appris à l’aimer. Appris à m’aimer ainsi. J’ai pensé que l’amour et la mélancolie tenaient un peu du rhizome. À peine plantés, ils se multipliaient, se divisaient, créaient des enchevêtrements complexes, des déplacements profonds. Ne pas sous-estimer le risque d’asphyxie. Garder en tête le franc coup de bêche. Et se recréer à côté, pas tout à fait une autre, pas tout à fait la même.

Le bonheur parfait : accepter qu’il n’existe pas.

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Chers parents

Comme s’il s’agissait du décollage d’un long-courrier, la SNCF a annoncé que nous avions « pris place à bord du train corail numéro 3524 à destination de Paris-Austerlitz ». Dans le wagon, un groupe d’Anglais rentrait d’un tour organisé des châteaux de la Loire. Leurs valises portaient cette étiquette : Handle with care. J’ai pensé « oh, yes do handle me with care. And don’t touch me, I’m full of tears… ». (Deux octosyllabes qui rimaient presque. Il faudrait que j’en parle à Eva pour savoir si ça marche comme ça aussi en anglais. A mes yeux, en tout cas, care est l’un des mots les plus doux de cette langue : Take care of yourself, will you… Mieux encore : Bear in mind how much I care… Sans parler du mythique My Baby Just Cares for Me et de la voix veloutée de Nina Simone que je me repassais en boucle dans mon iPod — c’était quasiment la seule chanson que j’avais avec I Will Survive et c’est si bon quelqu’un qui se fiche de tout sauf de vous et vous donne le moyen de survivre.)

Comme un colis fragile, je me suis calée dans mon fauteuil. J’ai repris mon papier et mon stylo :

Chers parents,

Juste un mot pour vous remercier encore de

Je voulais vous dire à quel point

Non. C’était l’occasion unique de leur parler vraiment. Pas seulement de les remercier pour cette donation, mais de relier le matériel à l’immatériel, de leur dire combien cette gratitude venait de loin : elle avait surmonté la souffrance de l’abandon, le sentiment de la perte, l’horreur du gâchis inutile, et la rancune amère de l’incompréhension. Elle devait cheminer depuis longtemps pour rejaillir ainsi, au grand jour, dans l’étude d’un notaire. Par la fenêtre se succédaient maintenant les silhouettes des maisons de Beaugency, des demeures aux formes anciennes, bien serrées les unes contres les autres. Mes idées glissaient sur le gris plombé des toits d’ardoise quand, soudain, les mots sont arrivés par flots, de façon étrange, quasi automatique.