Выбрать главу

J’ai écrit — sans doute en pensant à Dagerman :

Nous sommes tous des orphelins. Notre soif de consolation est inépuisable.

J’avais dix ans lorsque j’ai perdu mes parents. Tous les deux sont en pleine forme aujourd’hui, mais je ne cesse de remuer ciel et terre pour retrouver quelque chose de la vie d’avant. Quoi, je ne saurais le dire exactement. Je cherche le sol primitif. Une trace d’avant le vacillement du monde.

J’ai continué à écrire. Très vite. Et très vite, aussi, le passé s’est mis à envahir les feuilles blanches. Une sorte de débordement d’où surgissaient pêle-mêle la maladie de ma mère, le retrait de mon père, le basculement d’un temps vers un autre, d’un état vers un autre, l’été à Lausanne, l’idée que la vie se jouait ailleurs, sans moi, que je ne comptais pour rien, que l’on ne m’aimait pas, les « retrouvailles » sur la Côte d’Azur, les psychiatres, les cliniques, les médicaments, les crises, les drames, les hurlements, la rancune sourde, l’insécurité, la peur constante, la peur de tout, l’empreinte ineffaçable du malaise originel et surtout, surtout, la hantise de transmettre une blessure qui venait de loin, de si loin — d’êtres qu’on n’avait pas connus, de jours qu’on n’avait pas vécus…

Il me semblait qu’il était important de dire à ma mère que j’avais compris quelque chose de cela. Que cette donation pouvait aussi symboliser notre réconciliation. Un apaisement. Je voulais lui dire que cette lettre, je la voyais comme l’amorce d’une conversation entre deux femmes qui avaient souffert l’une par l’autre, mais que leur respect mutuel avait conduites à se parler et à s’ « entendre » soudain.

Je disais aussi à ma mère que j’avais accepté de lui ressembler. Que son histoire était aussi la mienne — après tout, « c’était mon enfance et je n’en avais qu’une ». Et aussi que j’avais accepté, comme une nécessité vitale, l’idée de famille, de passé, de lignée, d’héritage — bref, l’idée de cette grande donation qui, dans son sens le plus large, nous dépasse tous.

Que j’étais heureuse, que je les serrais dans mes bras, que j’étais impatiente de les revoir.

29

« Tout ce que j’ai, c’est ce que je n’ai pas »

A Paris, depuis l’autobus, j’ai appelé Stefa. Je voulais prendre des nouvelles, savoir si H. avait donné signe de vie, lui raconter mon aller-retour. Te rends-tu compte que tu parles à une « nue-propriétaire » ? Elle m’a demandé, avec son imperceptible pointe d’accent pragois, ce que ça voulait dire exactement « nue-propriétaire ». Et puis, c’était prévisible, elle a ajouté « ça me fait penser à Winnicott. Tu sais, quand il parle des objets transitionnels. Il a des formules incroyable : “La seule chose réelle est la chose qui n’est pas là.” Ou : “Le négatif, c’est la seule chose positive.” Ou encore : “Tout ce que j’ai, c’est tout ce que je n’ai pas.” »

Je me suis dit qu’en effet, nue-propriétaire ça n’était pas si mal. On a et on n’a rien. « Tout ce qu’on a, c’est tout ce qu’on n’a pas. » Et rien n’empêche de bâtir sur ce manque, comme dans la vie. Finalement, cette métaphore me convient, ai-je pensé. Je la garde…

30

Un sac en plastique noir de marque Albal et d’une contenance de 30 litres

J’ai hésité. J’allais raccrocher quand j’ai proposé à Stefa de lui lire des passages de ma lettre. À la fin, il y a eu un grand blanc. Elle a toussé, elle a dit « comment dire ? » sur un ton bizarre, et elle a explosé. Franchement, elle ne voyait pas du tout, mais alors pas du tout, ce que pouvait signifier pardonner à ses parents. L’idée lui paraissait presque obscène, inconvenante. Ce n’est pas parce qu’ils m’avaient mise au monde que je leur devais tout, mais de là à leur « pardonner »… Et moi, comment pouvais-je être celle qui « absout » ? Le pardon renvoyait au péché ou à la faute. Or n’étais-je pas la première à dire que ma mère n’avait pas commis aucune faute ? Qu’elle avait été malade, tout simplement ?

Je ne savais plus quoi dire. Dans l’autobus, je tortillais l’anse de mon sac en regardant dans le vague. Le soir, j’ai réfléchi, elle n’avait peut-être pas tort. Si les rapports humains reposaient sur l’équivoque et la méprise, à quoi bon ajouter du malentendu au malentendu ?

J’ai pris la lettre que j’ai méticuleusement transformée en minuscules confettis. Je les ai fourrés dans le sac-poubelle de la cuisine. Un sac en plastique noir de marque Albal et d’une contenance de 30 litres dont j’ai serré le col énergiquement avec un petit lien rouge bien solide, qui a laissé sa marque sur mes doigts, comme si je voulais étouffer dans l’œuf les méfaits possibles de cette audacieuse correspondance.

Puis j’ai téléphoné à Tours. C’est mon père qui a décroché. J’ai parlé aux deux successivement, je les ai remerciés, remerciés beaucoup, vraiment. Des mots qui m’ont paru fades et maladroits, comme d’habitude. Mais ça ne faisait rien, j’ai dit que ces quarante-huit heures avaient été formidables, que j’étais impatiente de revenir, de retrouver la maison, peut-être à la Toussaint, et que je les embrassais, que tout le monde ici les embrassait très fort.

Épilogue

Toussaint 2005.

Vacances scolaires. Lumière mordorée.

Nous sommes à Tours, les filles et moi.

Le 3 novembre, la toute petite, quatre ans, colorie dans la bibliothèque.

Plus tard, elle me dira « j’ai vu Bonne Maman voler par la fenêtre ».

Le 3 novembre 2005, vers dix-huit heures trente, ma mère s’est jetée de la tourelle.

REMERCIEMENTS

Cette fiction a été écrite à la villa Marguerite-Yourcenar, au Mont-Noir. Je remercie le Conseil général du Nord pour la confiance qu’il m’a accordée. Merci aussi aux psychanalystes, psychothérapeutes et psychologues dont les conseils ou les ouvrages m’ont apporté une aide précieuse : Daniela Avakian, Maurice Corcos, Lydia Flem, André Green, J.-B. Pontalis, Chantal Rialland, Maryse Vaillant. L’exposition « Mélancolie », qui s’est tenue à Paris en 2005-2006, m’a été une source féconde d’inspiration, de même que le livre d’Yves Hersant, Mélancolies, de l’Antiquité à nos jours (Robert Laffont).

On trouvera dans ce texte des échos et clins d’œil — sous forme de citations exactes ou délibérément détournées — à des auteurs morts ou vivants, parmi lesquels Stig Dagerman, D. W. Winnicott, Hippocrate, Euripide, Sylvia Plath, Gérard de Nerval, Søren Kierkegaard, Henri Calet, François de Malherbe, Jules Supervielle, Ted Hughes, Olivier Adam, Camille Laurens, A. D. du Chatelle, Carlos Liscano. Qu’ils soient eux aussi remerciés. L’article cité au chapitre 12 est de Catherine Petitnicolas (Le Figaro, 17 janvier 2006).

DU MÊME AUTEUR