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Mais pourquoi s’évertuait-il à mettre des formules alambiquées sur cette chose si simple et si terrifiante ? Et pourquoi fallait-il que la « jouissance » — de ma sœur et moi — commençât précisément « à compter de ce jour » ?

On en était là quand mes pensées ont commencé à se cogner les unes aux autres et, finalement, à suivre leur propre cours. J’imagine que la transmission d’une génération à une autre, qui contient, en filigrane, l’idée de la mort de nos parents, nous renvoie tout naturellement à la nôtre. Ou, ce qui revient au même, nous conduit à relire notre propre vie sous leur regard. Est-ce la raison pour laquelle tout est soudain remonté à ce moment précis ? Certains revoient leur existence défiler à l’approche de la mort. D’autres dans un cabinet d’analyste. Brusquement, c’est dans une étude de notaire que j’ai cru tout comprendre. A l’aune de ce qu’il appelait les « abandonnements » et « dessaisissements nécessaires » pour devenir… « nue-propriétaire »…

Propriétaire était pour moi un mot étrange. Nue, beaucoup moins. A tort ou à raison — mais la rationalité n’a rien à faire, n’est-ce pas, avec les tremblé des sentiments —, je m’étais toujours vue ainsi, dans la solitude et la nudité — l’arrachement. Plus tard, en écrivant ce livre, j’ai compris pourquoi la donation avait tout réveillé. Tout tournait autour. La donation ou plutôt le don. Avec toutes ses variations : l’abandon, le don, le pardon.

3

« La Suisse est un pays splendide, tu verras »

C’est un de mes souvenirs d’enfance les plus douloureux. Je suis sur le quai d’une gare — encore une gare. J’ai dix ans. Manteau blanc, yeux bleus, cheveux blonds soigneusement nattés de chaque côté de la tête. Les nattes sont bien moins faites, moins serrées que lorsque c’est ma mère qui me coiffe, car alors, pas un cheveu ne dépasse. Elle aime les enfants « nets ». Ce jour-là, je suis seule avec mon père. Je vais prendre le train pour Lausanne. LE Trans-Europe-Express ou « TEE », a dit Papa en me serrant la main. Il a mis dans sa voix une nuance d’admiration qui semble dire :

« Tu vas voyager seule dans ce train célèbre. Sais-tu qu’à mon âge, je ne l’ai encore jamais pris ? »

En fait, il dit simplement :

« La Suisse est un pays splendide, tu verras. »

A cet instant précis, je sais qu’il se fiche pas mal de l’Engadine ou des Grisons. Il se force à dire ça. Il n’est pas à son aise lui non plus. Je fais un signe de tête. Ne pas parler. Ne pas éclater en sanglots. Ne pas montrer combien j’ai peur. Ne pas se trahir. Plus tard, j’ai compris que j’essayais surtout de ne pas le trahir, lui.

Une fois de plus, Maman traversait une crise aiguë de dépression nerveuse. Dépression, psychose maniaco-dépressif, clinique psychiatrique étaient des mots qu’on ne prononçait pas à la maison, mais les enfants savent tout. Lors d’un précédent « épisode » au cours duquel ma mère avait été hospitalisée d’urgence, c’est ma grand-mère qui nous avait gardées, ma sœur et moi, dans les Ardennes. Des images me reviennent de ces vacances, disons plutôt de cet état de vacance. Je suis avec elle (ma grand-mère) dans les rangs de groseilliers, au fond du jardin. Les groseilles à maquereau s’offrent à nous dans leur grosse peau nacrée et leurs petits poils hirsutes tout autour. Leurs couleurs sont tout en nuances comme un collier de perles fines, des blanches crémeuses aux délicatement rosées. Il y a aussi les grosses carmin qui craquent en purée sous la dent.

Le plus ingénument possible, je dis à ma grand-mère « tu crois qu’elle va mourir, Maman ? ». Elle essuie une larme, très discrètement. Je sais que ma mère ne va pas mourir. Jai envie qu’on me parle, simplement.

Freud raconte cette histoire d’un enfant contraint de rester dans le noir. Les circonstances, je les ai oubliées. Sans doute a-t-il été puni et enfermé dans un placard. L’enfant demande qu’on lui parle. « Ca ne changera rien, répond l’adulte, tu resteras dans le noir. » L’enfant : « Il fait plus clair dans le noir lorsque quelqu’un parle. »

4

Le secret des secrets

Donc, il y a le sentiment de perte, d’arrachement. Le mystère aussi, l’idée qu’il faudra percer le « secret des secrets ». Parce que la disparition brutale de ma mère montre que rien n’est donné. Et surtout, surtout, que tout peut vaciller, se retourner, s’effriter, se casse en morceaux, s’effondrer en poussière d’une minute à l’autre. Je n’arrive pas à trouver le mot juste. Ce qui me vient, c’est l’anglais fall apart, fall to pieces… (Mon amie Eva, qui est américaine et très think positive, me fait remarquer que fonder sa vie sur ce postulat n’est pas nécessairement preuve de pessimisme. You can only be pleasantly surprised.)

L’insécurité constante. J’ai dix ans et une certitude : à chaque pas, le sol peut trembler. L’écroulement menace. L’écorce terrestre n’est qu’une écorce, précisément, un « manteau de peau », un « cortex » (en latin scortea), et cette membrane, bien plus fragile qu’il n’y paraît, est aussi l’enveloppe extérieure, la trompeuse et aguicheuse surface des apparences.

Pourtant, quand je repense aux groseilliers, je me demande encore aujourd’hui quelle pointe de perversité il y avait dans cette question à ma grand-mère. Moi, petite, capable en quelques mots de faire chavirer cette forte femme. J’étais une victime et, dans le même temps, j’avais du pouvoir. J’étais l »enfant d’une mère malade. Différente. Si je fais un effort pour être tout à fait honnête, je ne suis pas sûre que je ne tirais pas aussi certain parti de cette différence. Cette forme de fierté douloureuse qui accompagne le sentiment de l’« être à part ».

5

Je suis nulle

Ce jour-là, dans le train de Lausanne, je n’en mène pas large, pourtant. Ces aristocrates, ces amis des parents chez qui on m’envoie pour l’été, je les connais à peine. J’ai peur. Peur de la séparation, du vide, de la déchirure. La peur de l’enfant de dix ans égale celle de l’enfant de quarante. On dit que l’abandon est le traumatisme premier. Celui qui laisse sa marque sur toute la vie. Naissance, séparation, section du cordon, sevrage… Mon père, mon père, pourquoi m’a-tu abandonnée ?

Mon père est entièrement absorbé par l’état de la santé de sa femme. Essayant d’être là et pourtant indisponible. Absent à moi autant qu’à lui-même. Ce n’est pas sa faute.

Ma mère est hospitalisée, ce n’est pas non plus sa faute, mais elle nous a quittés, c’est un fait. Pour combien de temps ? Pour quelle raison ? Quelle maladie l’habite ? A toutes ces questions, les adultes ne proposent que des réponses évasives. Il faudra, seule, se faire une idée. Ma conclusion est que nous, les enfants, ne sommes pas une source de joie et d’amour telle qu’elle puisse compenser la tristesse sourde qui la submerge. Notre présence sur terre ne suffit pas. Ne lui suffit pas. C’est une idée qui me met en rage. J’ai dix ans, je voudrai être l’astre autour duquel tout gravite. Je voudrai être au centre et ne suis qu’à la périphérie, un corps étranger, gênant peut-être puisqu’on doit m’éloigner pour s’occuper des choses sérieuses.