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A moins que — et c’est une hypothèse plus déstabilisante encore — à moins que tout ne vienne de moi. Que je ne sois pas assez forte, assez drôle, assez surprenante, assez douée pour arracher cette mère de gouffre qui l’aspire. Tout est ma faute. Une culpabilité souterraine me taraude. Je suis nulle. C’est un leitmotiv. Une basse continue. Un sentiment qui nous poursuivra plus tard, ma sœur et moi.

La donation, est-ce cela aussi ? La transmission du gène du doute. Du doute de soi, vertigineux. Je me suis toujours interrogée sur la réalité de ce sombre héritage. J’ai souvent voulu lire une étude sérieuse sur le psychisme des enfants des mères maniaco-dépressives. Peut-être restent-ils marqués à jamais par cette singulière imbrication d’insouciance et de gravité. Comme si la vie n’était pas qu’un « sourire aux lèvres de la mort ». Je crois que c’est un poète suisse justement (Cingria ?) qui a eu cette image. La Suisse est un pays splendide.

6

E pericoloso sporgersi

Mon père m’a recommandée au contrôleur. Il m’a confiée aux bons soins d’une dame « comme il faut ». Il est allé m’acheter de quoi manger et m’a laissé de l’argent — trop. Il a vérifié que je connaissais l’heure d’arrivée du train, que ma montre n’était pas arrêtée, que la voiture correspondait bien au numéro qu’il avait noté et communiquerait sans tarder à Mme de F. qui m’attendrait sur le quai à Lausanne. Il a tout fait parfaitement. Tout ce que je ferais moi-même, aujourd’hui, pour mes propres enfants. Pourtant, j’avais le sentiment qu’il multipliait ces tâches pour combler le vide qui nous étreignait à mesure que l’heure du départ approchait. Je voyais bien à quel point lui aussi avait l’air perdu. Il plaisantait, comme à l’accoutumée. Mais j’avais l’impression que coulait dans nos veines la même détresse impuissante. On hérite bien de la texture des cheveux ou de la forme des doigts. Pourquoi ne serait-on pas aussi légataire des angoisses tues de nos parents ? Tous deux n’avions en tête qu’une question : et après ?

Après, j’ai décidé qu’il fallait l’aider. En n’étant pas pour lui un problème supplémentaire. Il était le ténébreux, le veuf, l’inconsolé. Il n’avait pas besoin qu’on ajoute à ses soucis. Plutôt qu’on se fasse oublier. J’ai commencé à m’effacer sur la pointe des pieds. Voilà comment on devient premier de la classe. Pas par l’orgueil ni par ambition. Par nécessité. Je rapportais des bulletins dont il n’y avait rien à dire. On caressait mes longs cheveux, on me félicitait, puis on passait à autre chose. On me laissait tranquille, ce qui n’était pas pour me déplaire. Mais surtout, moi aussi, je les laissais tranquilles, tous les deux, avec leurs problèmes. Je me fondais dans le décor, je retenais mon souffle, je me tuais à me taire. C’étais ma façon d’aider — arrêter de respirer, me gommer moi-même. A l’époque, je n’en voyais pas d’autre. Aucune difficulté saillante, rien à me reprocher : j’étais une enfant sage et bonne élève. Rien ne dépassait. Il est dangereux de se pencher au-dehors.

7

Parce qu’on n’y peut rien

Je ne me rappelle pas l’arrivée à Lausanne. Je ne me souviens pas bien de ce séjour en Suisse, à Crans-sur-Sierre. Seules reviennent des images éparses. Un pique-nique dans les nuages, avec un guide du Valais — c’est la première fois que je goûte du fromage à raclette qui n’est pas encore à la mode en France. L’eau de toilette n peu forte et poivrée de Michel de F. Un match de curling auquel on m’a emmenée… Je me dis, en y repensant, que ce devaient être des vacances très chic, mais je n’en avais pas conscience à l’époque. Est-ce que je pleurais, le soir, en silence, dans mon oreiller ? J’étais mal à l’aise. Je faisais semblant d’être gaie, ça oui, je me le rappelle nettement. De n’avoir pas cette boule d’angoisse au fond de la gorge. Faire semblant, avoir du cran, sauver les apparences — la grande bataille.

Après, je suis rentrée en France. On devait terminer l’été à Cannes, tous ensemble. Il fallait prendre un avion pour rejoindre mes parents à l’aéroport de Nice. (Toujours la même appréhension, toujours voyager seule, et feindre, là aussi, de s’en sortir comme un chef. Plus tard, j’ai imposé cela à mes filles. Les trains, les bateaux, entre l’Angleterre et la France, entre la Grèce et la France, rien ne devait les arrêter. Elles se tiraient d’affaire sans encombre et même avec une apparente facilité. Ai-je eu tort ? Je les voulais indépendantes et fortes. Plus fortes que moi ? Mais peut-être cette même boule d’angoisse leur battait-elle la gorge ? Peut-être n’osaient-elles pas protester ? Me vient l’idée que les parents battus font des enfants battus, je veux dire les enfants qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de battre à leur tour. Avais-je tentation — cruelle ? — de leur faire entendre qu’on voyage seul toute sa vie ? Et que mieux vaut commencer cela dès le plus jeune âge ? Etait-ce les armer ou les désarmer ? J’ai peut-être eu tort de leur demander tout ça.)

L’arrivée à Nice. Les voilà. Tous les deux au coude à coude, appuyés sur une rambarde, là où on vient attendre les voyageurs. J’ai l’impression floue qu’ils me regardent d’en haut — c’est ça, cette rambarde est en hauteur, à l’air libre, dans le soleil. Moi, je suis en bas avec ma valise, je dois lever les yeux vers eux et ils me font signe. Je ne sais pas pourquoi ce détail me frappe.

Les voir ensemble… Papa l’air réjoui, ses yeux bleu pâle, son sourire. Ma mère… Elle porte une robe de soie jaune et rose avec une encolure qui découvre les épaules et un nœud dans le dos. Ça devrait être élégant sur une brune. Mais elle n’est pas la même. Elle a grossi horriblement. Je ne la reconnais pas. Elle s’efforce de sourire. Et je dois aussi m’efforcer de lui sourire en retour : c’est le jour tant attendu, le jour où elle a sorti de la clinique psychiatrique et où elle est là, enfin. Mais ce n’est pas elle. J’ai envie de crier. Elle si belle, si fine, si élégante. J’ai envie de hurler devant ce gâchis. Envie de tout casser. Pourquoi est-elle comme ça, grosse et bouffie ? Même ces bras, ces épaules autrefois si gracieuses sont déformés. Je cherche ce petit os qui saillait sous ses robes d’été, cette nuque parfaite. Je lui en veux. Je ne peux pas m’empêcher de lui en vouloir.

Elle n’était pas là, elle me manquait atrocement mais j’avais d’elle une image intacte. Il me restait au moins quelque chose, il me restait la beauté. Et voilà que me revenait une grosse femme enlaidie. Que tout était saccagé, piétiné. Je m’étonne moi-même, aujourd’hui, de cette réaction impulsive et égoïste. Pourtant, je ressens encore la violence folle qui m’animait alors. Voir brisé jusqu’à l’image de ma mère était insupportable.

Ils ont dû lire cette colère dans mes yeux. Ils m’ont expliqué très vite et comme ils ont pu — c’est peut-être elle-même qui l’a fait, ça n’a pas dû être facile pour elle non plus, ce miroir déformant que lui tendait sa fille —, ils m’ont expliqué que les médicaments, dans ces cas-là, faisaient terriblement grossir. Et qu’on n’y pouvait rien.