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Qu’on n’y pouvait rien.

8

De si fine attaches

Je ne l’idéalise pas. Elle était vraiment belle. Le charme, le grâce. Mes amis (ou petits amis) le remarquaient suffisamment. Cela m’amusait. Je ne me rappelle aucune jalousie à son égard, plutôt de la fierté. L’hostilité, l’incompréhension, les malentendus ne se situaient pas sur ce plan-là. À dix-sept ans, j’étais amoureuse d’un homme qui en avait trente de plus. Il avait été mon professeur des lettres. Un père de substitution. Je n’en aimais aucun autre. Disons que les autres étaient là comme une cour de sigisbées, exclusivement destinée à me rassurer de moi-même. C’était plutôt drôle de voir ces jeunes gens, à la maison, soupirer pour moi, pour elle, ou pour les deux simultanément. Cela se passait des années après le retour de Nice et elle avait, depuis longtemps, perdu tous ses kilos superflus pour retrouver ce qu’on appelait, non sans envie dans la famille, sa « taille de guêpe » et ses « fine attaches ».

Sur les photos, elle me fait penser un peu à Sophia Loren. Place Saint-Marc, à la fin des années cinquante, elle tend le bras pour donner à manger aux pigeons. Autour de son visage de madone est noué un foulard en mousseline de soie. À la même période, à Paris, elle porte une robe à pois. Une mèche noir en accroche)cœur sur le front, elle fixe sa boucle d’oreille — elle doit se préparer à sortir. L’année précédente, aux îles de Lérins, elle est allongée dans les calanques en bikini blanc, poitrine haute et corps parfait. (Tout cela se passe avant ma naissance. J’aime bien cette série de photos où mon père est là également. J’ai l’impression qu’en fixant l’image je vais pouvoir y entrer et marcher moi aussi sur ce tapis d’algues de Sainte-Marguerite, ces algues plates, incroyablement douces et soyeuses qui collent aux pieds et aux chevilles…)

Page suivante, il faut bien le reconnaître, elle pose un peu et joue les coquettes. (« Et là, tiens, c’est moi ! » dira-t-elle plus tard à ses gendres, feignant de tomber par hasard sur ces photos en cherchant celles de ses filles.) Je la préfère à Juan-les-Pins où on la voit à ski nautique, levant un bras ou une jambe, très à l’aise derrière les Chris-Craft de son père — ces clichés-là sont signé d’un photographe de Juan, peut-être parce que peu de femmes, à l’époque, pratiquaient ce sport ?

Aucun effort, en tout cas, pour éviter l’objectif. Partout, son sourire, son regard sont francs. On y chercherait en vain une trace de tristesse, un signe annonciateur de la mélancolie. Encore moins de la « phobie sociale ». Prend-elle la pose ? Se force-t-elle ? Chaque fois que je les regarde, ces photos accentuent ma perplexité. Je me suis toujours demandé où, quand et comment tout a craqué soudain.

9

Damnation-partage

« Cette donation-partage est expressément consentie par les DONATEURS et DONATAIRES, selon ce qu’il a été dit ci-dessus… »

Je sursaute. De toute évidence le notaire s’est adressé à moi. Il attend un nom, un chiffre, une réponse. Je m’en veux d’avoir dérivé, comme souvent, dans une sorte de méditation absente. J’essaie de me remémorer sa dernière phrase. Ai-je rêvé ? a-t-il dit donation-partage ? J’ai entendu damnation-partage. « À charge par les bénéficiaires d’incorporer à la présente damnation-partage en application de l’article 1078-1 du Code civil et dans les conditions indiquées », etc. C’est absurde. Tout se brouille. Comment ai-je pu m’évader de ces murs capitonnés pour me retrouver sur la Côte d’Azur ? Et pourquoi, au souvenir de ma mère, se superpose désormais l’image de ma fille L., la plus jeune, que a eu dix ans aujourd’hui ?

10

Si je te le disais…

Enfance/insouciance. Rime pauvre et paresseuse. Avec toute la conscience de mes limites, je cherchais du haut de mes dix ans à protéger mes parents. Cette évidence m’a prise à la gorge un jour où je conduisais L., toute petite, chez un analyste. L. devait avoir quatre ans. Elle avait développé une phobie des ballons de baudruche et de bruit qu’ils font en éclatant. Une phobie qui avait fini par aller de pair avec une horreur des fêtes, des anniversaires, des goûters d’enfants et qui menaçait de se transformer en agoraphobie.

Un jour que je cherchais à me garer, rue des Beaux-Arts, je l’encourageais — bêtement — à me parler. Qu’est-ce qui lui faisait si peur dans les ballons ? Elle a dit avec un calme froid « je peux pas te le dire ». Sa voix était lente. Ses mots détachés. Chaque petit silence était comme une crevasse en montagne, une faille qu’il faut sauter avec méthode et concentration sous peine de tomber dans ce trou glacé dont on n’aperçoit pas le fond. Je lui ai demandé pourquoi, et elle a répondu « si je te le disais, ça te ferait pleurer ». Puis elle n’a plus rien dit, ç’a été fini.

Ainsi, elle me protégeait à son tour, elle devenait la mère de sa mère. Comme je m’étais sentie moi-même mère et non plus enfant le jour du train pour Lausanne. Il y eu un choc. J’avais raté mon créneau, rue des Beaux-Arts, et embouti le pare-chocs de la voiture de derrière. Était-ce moi qui lui avais transmit ce sens accablant de la responsabilité ? Cet héritage inconscient, ce fardeau génétique ? Comme on acquiert une terre, un fonds, peut-on recevoir en partage ce que les médecins appellent un « terrain » dépressif ? Et qu’est-ce qui pourra jamais fleurir sur ce noir terreau ? Il me semblait que nous étions prisonnières de chaînes souterraines — les maillons du malesserre, comme disent joliment les Italiens. Quelque chose du passé se rejouait en nous. Se jouant de nous, nous jetant en l’air comme des balles de chiffon et nous laissant retomber, inertes et cabossées.

Dans la salle d’attente, je ne sais pas bien pourquoi, j’ai repensé à Médée égorgeant ses enfants — une scène qui ornait une petite amphore rouge dans la bibliothèque de mes parents. Mon grand-père, helléniste, l’avait rapporté jadis de fouilles au cap Sounion. Enfant, j’allais la regarder en secret. Avais-je déjà en tête, confusément, cette idée de répétition implacable ? Plus tard, j’avais peut-être une quinzaine d’années, j’avais été marquée par le film de Bergman, Sonate d’automne. C’était dans le cinéma à la mode de Tours, une salle construite dans les années soixante-dix avec des murs en crépi saillant et des fauteuils oranges. Je dois avoir encore quelque part le petit carnet à élastique où j’avais soigneusement noté cette phrase : « Une mère et une fille, quelle horrible et affreuse combinaison de désarroi, de sentiment et de destruction. Tout est possible au nom de la sollicitude, de l’affection, de l’amour. La faille de la mère sera la faille de la fille. Les manques de la mère, c’et la fille qui devra les payer. Le malheur de la mère sera le malheur de la fille. C’est comme si on ne coupait jamais le cordon ombilical. »

Damnation. N’y a-t-il pas d’autre issue que de vivre à travers, pour ou contre nos parents ? Je voudrais pouvoir évaluer le caractère inéluctable de cette idée, mais mes pensées se dérobent. Mon souvenir du film se confond avec celui de la salle. Tout s’emmêle, le contraste entre les murs aux aspérités coupantes et le velours moelleux des sièges. Le prélude pour piano — enfin, je crois que c’est un prélude — grave et malhabile, que joue Liv Ullman devant Ingrid Bergman. J’y vois un parallèle avec le dessin qu’un enfant tend à sa mère en quêtant désespérément son approbation. (Ou avec ce livre qui, au fond, n’est peut-être pas rien d’autre que la forme élaborée du premier crayonnage, un portrait d’elle et que je lui destine…)