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La vie d’une fille, n’est-ce pas en fait que cela — un dessin qu’on offre à sa mère en tremblant ? Avec, pour tout retour, le sourire figé, poli, accablant de la sublime Ingrid ?

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Cette vie du passé

J’ai toujours été frappée par cette vie du passé qui persiste en nous. À peine nées, mes filles me semblaient plus sages que moi, plus mûres. Comme si, dès la naissance, elles savaient. Et que des lointains ancêtres les habitaient encore. Au creux d’elles-mêmes se cachait une marque inquiète. Une histoire dont elles étaient les dépositaires, une somme de blessures, d’allusions, de secrets, avait sédimenté en elles. Comme si chacun de nous transmettait à sa descendance d’infimes atomes d’une « vérité » destinée à se déposer ensuite dans d’autres corps.

Lorsque la nuit tombait, mes filles se mettaient à pleurer, sans raison apparente. Les pédiatres appellent ça l’angoisse vespérale. Étiquette incertaine et commode. Il me semblait à moi entendre les gémissements des générations successives de toute cette famille qui vivait en elles, qui vit en nous, se chamaille, s’étripe, se déchire, le grand tohu-bohu des morts et vivants. J’avais du mal à supporter ces cris. J’appelais Stefa, ma meilleure amie.

Stefa est d’origine tchèque. Elle est pédiatre dans un grand hôpital parisien. Je l’entends encore me répéter en soupirant les choses qu’elle m’a cent fois rabâchées. « Arrête de t’en faire, c’est simple. » Simple ? « Oui… Dis-toi que ta fille est un petit mammifère sans défense. Son système nerveux n’est pas terminé, tu comprends, et elle a comme l’intuition de sa vulnérabilité. Elle sait que si personne ne s’occupe d’elle, elle ne survivra pas. Au fond, cette certitude, nous la partageons tous, même symboliquement. Nous savons que, si notre mère ne prend pas soin de l’enfant que nous sommes, nous mourrons. Imagine les terreurs auxquelles cela peut conduire : angoisse de l’abandon, de la faim, du froid, de la mort… »

Je proteste. J’explique que je sui là, que je m’occupe constamment de L. Que j’ai même arrêté de travaillé, provisoirement, pour être avec elle. Or là, elle pleure depuis trois quarts d’heure, sans raison apparente, et c’est comme ça tous les jours. Et même, si tu veux savoir, vers dix-huit heures trente, exactement.

Stefa se montre rassurante : je ne peux pas satisfaire l’ensemble des besoins de L. Malgré toute ma tendresse, il peut arriver que cette petite éprouve de la tristesse ou du ressentiment.

Je ne sais plus quoi dire. J’ai peur d’être pesante. Elle ajoute qu’il est en tout cas inutile que, moi, je me laisse aller à la mélancolie. « N’oublie jamais que le bébé communique d’inconscient à inconscient, comme les psychiatres. L. est comme un sismographe. Elle enregistre la moindre variation de ton paysage mental. Elle ne parle par mais elle sent, elle interprète. Tu sais bien, on lit ça partout, l’inconscient enfantin est une véritable éponge…

— Tu veux dire que c’est ma faute si elle pleure ?

— Arrête avec tes fautes. »

Je change de sujet et lui demande des nouvelles de H., le grand jeune homme brun aperçu chez elle l’autre soir. Elle me dit qu’hélas sa vie sentimentale est un fiasco. Je propose de déjeuner ensemble pour en parler. On convient de se retéléphoner car justement elle attend un appel.

Je pense : ma fille m’appelle et je suis incapable de lui répondre. Stefa attend un appel qui ne viendra pas. Qui nous fait signe ?

12

Still face

Si notre mère ne s’occupe pas de l’enfant que nous sommes, nous mourrons. Pendant longtemps, la phrase de Stefa est restée lovée dans ma tête — comme un gentil petit orvet inoffensif et immobile — sans réveiller d’échos précis. Elle m’est revenue il y a peu. J’étais tombée sur un article dans un quotidien : « De 10 à 15% des 750 000 jeunes accouchées par an en France souffrent de dépression, surtout dans les trois premiers mois après la naissance de leur bébé. Avec des répercussions possibles sur son développement cognitif ultérieur. » Il s’agissait du quatrième congrès de l’encéphale. (Je ne savais pas qu’il existait des congrès de l’encéphale comme il existe peut-être des symposiums de côlon ou des rencontres internationales de l’apophyse zygomatique.) Bref, à l’occasion d’une session plénière consacrée aux enfants de parents atteints de troubles psychiatriques, le professeur L. avait insisté, toujours selon l’auteur de l’article, sue ce « véritable problème de santé publique si mal pris en compte » et souligné l’importance de ce qu’on appelle — ça aussi j’ai appris à cette occasion — l’« accordage mère-enfant ». J’ai d’abord pensé à un petit violon cherchant le la aux côtés d’un vieux gros violoncelle, ou bien à une petite formation de musique de chambre, quand chacun guette le regard de l’autre pour commencer à jouer. Puis je me suis rappelé les mors de Stefa : la mère perçoit les émotions du nourrisson ; ses intonations, ses gestes, ses sourires lui montrent qu’elle les a comprises. En retour, l’enfant sait qu’il a été « entendu ». Tout cela fait le lit du langage.

Mais que se passait-il en cas de « difficulté d’accrochage » ? L’article mentionnait des tests vidéo dits « still face » ou « visage immobile ». Ils montraient à quel point les réactions de l’enfant sont influencées par le psychisme de la mère. « Un nourrisson de six semaines sourit, écarquille les yeux, ouvre les lèvres en forme de “O, tente de se redresser s’il est sollicité par une mère bien dans sa peau. À l’inverse, une femme déprimée, absente affectivement, s’exprimant sur un ton monocorde, n’arrivera pas à susciter l’intérêt de son bébé su même âge, qui s’affaisse sans son transat à moitié endormi. »

Il y a très peu de temps, ma mère, pour la première fois, a évoqué devant moi sa dépression post-natale. L’accouchement a été difficile. Forceps. Complications inattendues. Le médecin avait laissé entendre qu’on ne pourrait pas sauver les deux, la mère et la fille.

Choisir ? Je me demande ce qui a pu passer par la tête de mon père à cet instant. (Bien entendu, je préfère en réalité ne pas me le demander.) Quoi qu’il en soit, ce que m’a surtout décrit ma mère, c’est son découragement profond après la naissance. Elle pleurait tout le temps, elle n’avait pas de lait, elle se sentait coupable, frustrée, mauvaise mère.