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J’imagine le beau visage de cette jeune accouchée tout humide de larmes. Mater dolorosa. Pour le nourrisson que j’étais, que pouvait refléter le miroir de ses traits ? Je ne le saurais jamais. Peut-être un mur blanc contre lequel je me cognais (et me cognerais tout le temps) parce que toute interaction était impossible, que l’être qui aurait dû être le plus proche de moi était ailleurs, infiniment éloigné par sa propre souffrance morale. Détaché de son enfant et déjà, à ses yeux, incompréhensible.

Et moi ? Me sentais-je coupable en retour ? Étais-je furieuse ? Lui en voulais-je de ne pas pouvoir me nourrir ?

« Tu me regardais d’un air méchant », a-t-elle laissé échapper dans la conversation. J’ai tressailli. Cette phrase me paraissait d’une violence inouïe.

« Tu crois vraiment qu’un nouveau-né peut regarder d’un air méchant ? » ai-je demandé.

Elle n’a rien répondu.

13

Cycle infernal

« Beauté, mon cher souci. » Quand je pense à ma mère, beauté et souci sont inséparables. Était-ce le tourment, le chaos intérieur qui la conduisait à son obsession de l’ordre qui apaise, de la beauté quo calme ? Ou le contraire ? Sa soif de perfection (luxe, calme et volupté) jamais assouvie la frustrait-elle au point de faire naître la colère et le drame ? Tout cela était-il indémêlable ? Noyé dans l’opacité mystérieuse de la maladie ?

Je voudrais explorer ces questions sans préjugé — comme si c’était possible. Tenter de tirer d’abord le fils de la beauté. Elle adorait les antiquaires, les puces, les salles de vente. Elle aimait les tapis anciens, les meubles, passionnément. Son goût était sûr, elle chinait avec talent, faisait du neuf avec du vieux, cousais, restaurait, bricolait… Elle savait tout faire pour créer du Beau.

Du coup, la maison était d’abord la sienne. Avec un côté muséal et figé. Le grand salon, les commodes signées, la verdure d’Aubusson, la collection d’instruments anciens, le cheval Tang… n’étaient pas vraiment faits pour les enfants. Pas plus que pour les adolescents que nous étions, ma sœur et moi, que plus tard pour mes filles, ses petites-filles, ma mère détestant que l’on se vautre dans les canapés et tremblant sans cesse pour ses objets d’art.

Leur ordonnancement — c’était pareil avec toute la maison — avait été décidé par elle une fois pour toute. Un simple déplacement pouvait la perturber de façon inimaginable. « Chaque chose à sa place, une place pour chaque chose. » C’était sans appel. Les femmes de ménage ne tenaient pas longtemps — elles ne faisaient jamais rien « à son idée ».

Le jardin aussi était son fief. Les études de pharmacie l’avaient rendue imbattable en botanique. Je voyais son sourire ironique devant les Parisiens que débarquaient (de plus en plus rarement) pour passer des week-ends à la maison. Confondre un saule et un aulne, grand Dieu, était-ce possible ? Sa proximité avec la nature était réelle. Elle se moquait de ces incapables qui ne pouvaient appeler un arbre, une fleur ou un oiseau autrement que de manière générique. Mes copains en prenaient pour leur grade. À quoi cela servait-il de connaître toutes les nuances de la pensée d’Althusser ou de Spinoza si l’on ne faisait même pas la différence entre un nénuphar et un iris d’eau ? Elle était dans le réel. Pas une intellectuelle mais quelqu’un qui voit et sent les choses. Qui fait corps avec elles.

Et les choses, ce n’est pas impossible, la rassuraient davantage que les humains. Parce qu’elles ne nous trahissent pas. Qu’elles témoignent de nous et qu’elles nous sont fidèles — d’une fidélité humble et silencieuse. D’où l’importance de la donation qui ne consiste pas seulement à faire circuler un patrimoine, mais surtout à mettre des biens et des objets en lieu sûr. Pour une mère, donner à sa fille l’objet qui porte sa trace n’est-il pas une manière évidente de se prolonger ?

Pourtant, c’est à ce point précis que tout bascule. Et que le besoin de beauté et d’harmonie se confond avec l’enfer du quotidien. Car le beau impliquait constamment le contraire. Remettre en état, réparer, nettoyer, huiler, préserver, graisser, entretenir étaient devenus des obsessions et même des hantises. Dans son désir de perfection, ma mère dressait, de sa petite écriture pointue, des listes interminables qui se substituaient immuablement les unes aux autres :

— Poncer barrière

— Repeindre contrevents

— Tailler buis entrée

— Couper vigne vierge aile est

— Désherber massif sous chênes d’Amérique

— Sortir barque

— Débloquer fenêtre tourelle

— Cueillir groseilles

— Tél. couvreur

— Tél. élagueur peupleraie étang

— Tuteurer iris mixed border près pond

— Rentrer bois coupé kiosque

— Vider grenier pavillon

— Remplacer ardoise pavillon de bricolage

— Ranger maison de gardiens

— Désherber sous figuier

— Remporter agapanthes

— etc.

— etc.

— etc.

La liste « jardin » n’en finissait jamais, mais la liste « maison » était aussi longue. Sans parler des autres, professionnelle, sociale, ou celle des préparatifs de vacances qui représentaient toujours (les préparatifs) un cauchemar absolu. Les listes : les listes de choses faites, rayées avec une satisfaction rageuse, les listes de choses à faire, à penser, à préparer, les aide-mémoire, les petits papiers, les Post-it… toutes ces listes interminables comme les litanies des noms sur les monuments aux morts, à quoi servent-elles ? Les écrit-on comme on faisait des lignes à l’école, pour noircir des pages en guise de punition ? Énumère-t-on les sujets d’angoisse pour mieux les neutraliser ? Les multiplie-t-on, au contraire, pour cause d’horreur de vide ? Dans le cas de ma mère, la dernière hypothèse s’imposait : seule sur une île déserte, elle aurait encore produit des kilomètres de listes.

Ni répit ni repos. Dans la journée, prendre un journal ou un livre équivalait à une perte de temps. Elle était incapable de s’asseoir. En mouvement permanent, hyperactive, infatigable, prête à tout entreprendre et à tout réussir. Ne comprenant pas que son entourage ne la suive pas immédiatement dans ses projets. Pendant ces périodes d’exaltation perfectionniste, elle avait le contact facile, elle chantait Carmen ou La Traviata (« Quoi, vous ne connaissez pas ça ? »), elle était volubile, elle avait de l’humour…

Mais tous ces débordements nous angoissaient d’autant plus que nous les savions immanquablement suivis de crises de larmes, de lamentations ou de colère. La moindre contrariété la faisait exploser. Elle se mettait à crier, à hurler même. Ce qui m’a toujours consternée — et confortée dans la certitude acquise à dix ans que la terre, sous nos pas, peut trembler à tout moment —, c’est que la soudaineté du passage d’un état à l’autre. Un rien l’irritait. Une remarque anodine, un sourire innocent, des marques dans l’entrée, le petit déjeuner pas rangé, un lit pas fait, une paire de ciseaux égarée, une chose qu’elle nous avait demandée et qui avait été oubliée alors qu’on n’avait « que ça à penser » pouvaient provoquer un accès de fureur, une hostilité qu’il faudrait des jours pour apaiser. Ses yeux étincelaient de haine. On l’eût crue dérangée. Ses formules cinglantes, ses jugements sans appel entraient dans la chair. Sa volonté de ridiculiser son interlocuteur — en général, mon père — nous laissait abasourdis, sonnés, indignés, terrorisés.