Выбрать главу

Après ces sauts d’humeur extrêmes suivait une période de glaciation. Des repas crispés où l’on n’entendait plus que le balancier de la pendule dans la salle à manger, personne n’osait bouger le petit doigt, ma sœur soupirant ou se raclant la gorge, Papa tentant vainement d’entamer une conversation avortée d’avance. Je reverrai toujours, dans ces moments-là, l’attitude prostrée, le regard dur de ma mère. Et puis, comme en montagne, les séracs finissaient de craquer, la glace se rompait et se déversait alors un flot de larmes er de reproches. Le désespoir, le sentiment de solitude s’installaient. Personne ne l’avait jamais ni aimée ni comprise. Elle se sentait maltraitée par tous. Elle répétait qu’elle était inutile et qu’elle ne valait rien. Elle se dépréciait à l’infini.

Ce n’est que plus tard que j’ai ressenti la douleur morale intense qui perçait sous ces accès de tristesse et de découragement. Pourquoi ne nous a-t-on pas dit, alors, qu’il s’agissait d’une maladie ? Nous étions entrés, sans le savoir — du moins nous, les filles —, dans le cycle bipolaire, infernal, de la psychose maniaco-dépressive. L’alternance des hurlements et de la désolation — avec, heuresement, des périodes de rémission. Impossible de nous y soustraire, nous souffrons en somme de « PMD passive », un peu comme on parle de « tabagisme passif ». Et nous lui en voulions, chaque jour, de démolir inexplicablement nos vies.

Car nous ne comprenions pas. Nous ne pouvions rien comprendre.

14

Une liberté trop grande pour nous

La version de Papa était toujours la même : « Votre mère est une personnalité haute en couleur. Elle a, comme tout le monde, des hauts et des bas, mais comme c’est une Italienne, les hauts sont plus hauts et les bas plus bas… » Stop, c’était fini, ça s’arrêtait là. Il n’aimait pas en parler. D’ailleurs, il n’aimait guère parler en général. C‘était un méditatif, un silencieux. Au fil du temps, il s’effaçait peu à peu lui aussi.

Avait-il raison de gommer ainsi l’aspect pathologique de la chose ? Avait-il lui-même envie de croire à cette histoire ? En connaissait-il tous les tenants et aboutissants ? Je n’ai, à ce jour, aucune réponse à ces questions. D’ailleurs, qu’aurions-nous fait s’il nous avait expliqué clairement à ma sœur et à moi — ce que nous pressentions — qu’il s’agissait s’une maladie grave ? Cela sans doute n’aurait fait que déplacer les questions. Celles que je me pose encore aujourd’hui : comment un enfant vit-il la dépression de sa mère ? Quelles empreintes cela laisse-t-il sur lui ? Comment y survit-il ? Et comment cela façonne-t-il la relation qu’il aura plus tard avec ses propres enfants ?

Cette enfance, il me semble qu’elle a sédimenté par strates.

À dix, onze ans, je suis paralysée par la peur. C’est une inquiétude très ancienne qui s’est comme enkystée. Alors que nous habitions encore Paris, ma mère, dans ses périodes d’épuisement nerveux, avait cette phrase tant redoutée : « Si vous ne vous calmez pas tout de suite, je fais ma valise et je ‘men vais. » Toujours cette imminence de la disparition, cette menace d’abandon qui me semble aujourd’hui d’une terrible violence. Peut-être annonce-t-elle le basculement ultérieur — être malade est aussi une manière de s’en aller.

Je me rappelle une phrase que je disais moi-même à mes filles toutes petites lorsque je voyageais pour des raisons professionnelles. Cette phrase, un peu étrange, était « Les mamans reviennent toujours. » Je m’aperçois qu’il s’agit de l’exact pendant de « Je fais ma valise et je m’en vais. » Comme si j’avais voulu leur marteler cette certitude. Et que le fait objectif e mon départ se confonde dans leur esprit avec l’évidence absolue de ce retour.

La peur, donc. Mais à la peur se mêle la culpabilité. En rentrant de la clinique, un jour, ma mère nous avait rapporté cette phrase du docteur B. (Le docteur B., qui la soignait alors, était un psychiatre parisien réputé. J’ai appris plus tard qu’il avait été aussi médecin de Romain Gary, ce qui n’était pas vraiment rassurant.) Ce fameux docteur B. avait donc déclaré « vous pouvez rentrer auprès de vos filles. Et dites-leur qu’elles n’y sont pour rien ». Cette phrase m’avait plongée dans la perplexité. S’il avait ne serait-ce qu’envisagé que la présence des enfants pouvait jouer un rôle dans la maladie, c’est que lui aussi pensait que nous pouvions en être un élément déclencheur. Que nous n’étions d’emblée hors de cause. Dès lors, rien n’interdisait de répertorier tout ce que nous pouvions avoir à nous reprocher et qu’il ne connaissait pas. La culpabilité était sans fin.

Entre douze et quatorze ans, je fais de mon mieux. Quand Maman est en phase dépressive, elle est « oppressée ». Dès le réveil, des idées noires l’assaillent. Une cage de fer enserre sa poitrine. Elle a du mal à respirer. Dans ces moments-là, il me revient une phrase de Samuel dans le livre des Rois. Une phrase que le père Carreau nous faisait recopier au catéchisme :

« Lorsque l’esprit de Dieu était sur Saül, David prenait sa harpe et jouait de sa main. Saül respirait alors plus à l’aise et se trouvait soulagé, et le mauvais esprit se retirait de lui. »

Mais j’avais beau jouer du piano, c’était fichu pour la journée. Il est vrai que ce n’était pas la harpe de David. Seulement des Inventions de Bach criblées de fausses notes.

À seize ans, je suis exaspérée. Quand je n’ai pas cours le matin, je n’attends qu’une chose, qu’elle s’en aille travailler, qu’elle parte à la pharmacie. Être enfin seule. Son départ est toujours précédé d’un remue-ménage fébrile et anxiogène. Elle descend puis remonte l’escalier, a dû oublier ses gants, son foulard. En profite pour ouvrir la porte de ma chambre et m’exhorte à me lever — elle n’aime pas qu’on perde son temps au lit. Elle lance aussi quelques consignes pour la matinée, vider le lave-vaisselle, éplucher les haricots, aller cueillir la camomille du jardin pour la tisane du soir et aussi les cerises qui seront mangées par les oiseaux si on ne les récolte pas aujourd’hui — je fais semblant de dormir. Puis la voilà en bas, elle cherche ses clés et s’énerve. J’entends sa cavalcade sur les dalles de marbre rouge, le martèlement sec et rapide de ses escarpins. La porte claque — en deux temps à cause du joint qui accroche toujours. Tour de clé dans la serrure. Crissement des pneus sur le gravillon. Silence.

Un paradoxe encore. Bien plus tard, ma sœur et moi aurons souvent le même syndrome. Nous rentrons d’un week-end à Tours où nous avons essuyé une crise. Nous avons quarante ans ou plus, un mari, une famille et, pendant des jours, ses cris, sa voix glacée, ses yeux durs, l’infinie violence de ses colères ne cessent de nous hanter. Comme nous hante la souffrance qui la mine. Tout cela nous accompagne, nous noue le ventre, ne nous quitte jamais vraiment.