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Pourtant, ces jours-là, quand nous étions adolescentes, que la porte se refermait et qu’un silence parfait envahissait la maison, nous ne pouvions nous empêcher d’éprouver un inexplicable sentiment de vide. Le néant se dilatait et prenait soudant toute la place. Cette liberté qui s’offrait, l’espace d’une journée, était trop grande pour nous. Comme un vêtement dans lequel on flottait complètement. Nous n’avions plus rien à quoi nous opposer. Pendant un laps de temps — c’est toujours un peu le cas aujourd’hui — nous étions perdues.

Cette torture morale, seuls ceux qui l’ont éprouvée peuvent savoir qu’il n’est pas exagéré de la comparer à une forme quelconque de torture « ordinaire ». Entre le tortionnaire et le prisonnier finit toujours par s’établir un étrange lien de dépendance fait d’une intime connaissance réciproque, pour ne pas dire de « connivence ». Sauf qu’entre mère et filles, à ces âges-là et dans notre cas, chacune voyait l’autre en bourreau.

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Sa mère

Je me souviens très peu de ma grand-mère maternelle. Elle est morte quand j’avais onze ans.

« C’est drôle les souvenirs que j’ai de ma mère, m’a dit un jour ma propre mère. C’était une femme très gaie, elle chantait tout le temps, elle était très rieuse, un peu enfantine par moments. Et puis, tout d’un coup, elle sombrait dans la prostration et l’abattement. Un jour, j’avais vingt and, j’étais étudiante en pharmacie. En rentrant de la faculté, j l’ai trouvée couchée dans le noir, secouée, mourante. Elle avait avalé trois flacons de Vériane Buriat à base de Gardénal ou de barbituriques. Heureusement, je connaissais les doses maxima, je savais ce qu’on pouvait prendre en une prise chaque jour. Quand j’ai vu les flacons dans la poubelle de la salle de bain, j’ai couru chez le médecin : “Maman s’est suicidée, Maman s’est suicidée.” Le médecin m’a dit de rentrer en courant et de faire du café très fort — il arrivait. On l’a tirée du lit, on l’a emmenée dans les toilettes, on l’a fait vomir au-dessus de la cuvette. On l’a frottée pour réactiver sa circulation et on lui a mis des bouillottes bien chaudes autour du corps. Elle respirait. On lui a fait boire de petites quantités de café. Je l’ai veillée toute la nuit, mon père n’était pas là. Quand il est rentré, il a dit “ta mère n’est pas là ?”

« J’ai dit “elle est malade.

« — Ah, qu’est-ce qu’elle a encore ?”

« J’ignore ce qui s’était passé entre eux, a conclu ma mère en baissant sa voix. Mais, le lendemain, c’est le seul jour de ma vie où j’ai vu mon père rentrer à la maison avec un bouquet de fleurs. »

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La mère de sa mère

De cette grand-mère-là, je n’ai presque aucun souvenir et, a fortiori, j’ignore tout de son enfance. Je n’ai guère cherché à la connaître, d’ailleurs — peut-être était-ce une façon de me protéger, je préférais me réfugier de l’autre côté, celui de la robuste et gaillarde branche ardennaise. Une seule fois, devant moi, ma mère a résumé brièvement l’arrivée dans la vie de sa propre mère :

« Elle était née neuf mois ou dix mois après la mort de son frère aîné qui était tombé par la fenêtre à l’âge de deux ans. Ma grand-mère, Adrienne de Vieilletoile, un nom qui ne s’invente pas, s’est retrouvée enceinte quinze jours après ce drame, sans doute prise de force par son mari. Ma grand-mère a voué une haine féroce à cet embryon qui se développait en elle. Et à l’enfant qui est né. Elle ne s’est jamais cachée… »

Enfin, elle a ajouté, comme pour l’excuser, comme pour s’excuser, ce que j’avais déjà entendu avant même qu’elle ne l’exprime :

« Ma mère, qui était dépressive, avait aussi de bonne raisons de l’être. »

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Se fausser compagnie

Le notaire et moi. Nos regards se croisent. J’ai l’impression qu’il s’adresse à une autre. Ce n’est pas sa faute. Comment pourrait-il savoir qu’il me parle d’une étrangère en utilisant ce prénom d’état civil qui n’existe plus…

C’était il y a longtemps. Tout le monde a pris ça pour un caprice. Un ami m’a même dit « c’est la transgression absolue. Tu te rends compte ? Refuser le prénom que tes parents t’ont donné pour t’en choisir un autre ! » Le fait est qu’à onze ans, j’ai changé de prénom. Je ne répondais plus à l’ancien. Je faisais mine de ne pas comprendre. Enfant gâtée sans doute, mais surtout volonté d’être autre. D’arracher cette vieille peau qui vous colle à la peau. De muer… Hier, un ami m’a parlé de Kierkegaard et du besoin qu’il avait de multiplier les pseudonymes pour — il a eu ces jolies formules — « épuiser tous les “je” », « réduire la distance entre lui et lui-même ». Je voulais faire exactement l’inverse. M’exiler à l’autre bout de moi-même. Le plus loin possible d’un « vrai moi » haïssable.

Evidemment, au collège, sur les copies, les papiers officielles, ça n’a pas été facile. J’ai d’abord accolé mes deux prénoms. Mais ce n’étaient pas des prénoms simples et composables. Ça ne donnait rien d’habituel comme Marie-Claire ou Anne-Sophie. Plutôt quelque chose d’assez grotesque comme Cunégonde-Gertrude ou… Mais j’ai tenu. Au fil de temps, le premier prénom a disparu, et le second, celui que j’ai voulu, s’est imposé. J’avais réussi à me fausser compagnie.

Mes parents, je dois l’avouer, ont fait preuve de la plus grande souplesse et joué le jeu sans broncher. J’étais fière. J’avais manifesté mon libre arbitre. Décidé pur moi-même. Cassé un cycle infernal, qui sait ? Bref, j’avais été libre, symboliquement, et pour la première fois, à onze ans.

Mais ça n’a rien changé.

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Dose létale

Ç’a même empiré. Maman a continué de disparaître de longs mois au termes desquels elle revenait fatigués, riant d’un rire qui n’était pas gai. S’énervant de plus en plus souvent et pour un rien. Elle prenait des médicaments — beaucoup. J’extrayais discrètement les notices du tiroir de la cuisine. Je prononçais à voix basse les noms des molécules. Lythium. Iproniazide. Chlorhydrate de venlafaxine. Hydroxyzine dihydrochlorique. Chlorhydrate de fluoxétine. Bromazépam. Prazépam. Chlorhydrate de paroxétine… Tout ça s’offrait en vrac dans le vaisselier. Tout ce qu’elle avait dû essayer successivement ou quelquefois simultanément.

Au chapitre « Prévention des récidive dépressives », o pouvait lire : « La prévention des récidives dépressives s’adresse à des patients ayant présenté au moins trois épisodes dépressifs majeurs. » À celui des effets « non souhaités et gênant » : « maux de tête, insomnie, somnolence, autres troubles de sommeil, sensation vertigineuse, anorexie, fatigue, euphorie, mouvements anormaux transitoires (tels que tics, tremblements…), convulsions, agitation, hallucinations, réaction maniaque (surexcitation générale), confusion mentale, anxiété, nervosité, attaques de panique (ces symptômes pouvant également faire partie de votre maladie) ». Suivant cette petite phrase : « En cas d’idées suicidaires, prévenez votre médecin. » C’était donc aussi simple que ça. En cas d’absence, faire un mot à la maitresse. Si la concierge n’est pas dans sa loge, la chercher dans l’escalier. Et en cas d’idées suicidaires, prévenir son médecin… Je continuais. À l’indication « phobie social » : « Le trouble Anxiété sociale n’est pas une timidité excessive mais un trouble caractérisé notamment par l’évitement ou la peur perturbant de manière importante les activités professionnelles ou sociales et entraînant une souffrance marquée. » Marquée mais masquée — du moins en public. Car qui, dans sa clientèle, s’apercevait de quoi que ce soit ? Avec les malades, elle avait toujours le mot juste. Elle souriait. Elle était bien habillée, bien maquillée. Elle camouflait tout tellement bien.